Neige de culture ou culture de la neige ?

Les sociétés humaines, avec force moyens techniques, n’ont eu de cesse de domestiquer les contraintes du milieu naturel montagnard au cours de l’histoire.

Prémices du ski sur les hauteurs de Morez Jura, vers 1900. Sources : http://www.cartalba.com/theme-cpa-sports-d-hiver.htm

En ce qui concerne l’hiver, on est progressivement passé, dans la réalité et les représentations, de la méchante saison au « bel hiver » dans le dernier quart du XIXe siècle (les premiers pas vers le tourisme hivernal sont dus à une clientèle fortunée et aristocratique, habituée au thermalisme et au tourisme scientifique, fondée sur l’observation de la flore et de la faune et qui va évoluer vers un tourisme sportif ), puis au culte de l’or blanc à partir des années 1960.

Mouthe (Doubs), village le plus froid de France en hiver. Coll. Olivier Boyer http://www.frasne.net/hd_mouthe_06.htm

De nos jours, dans un contexte de bouleversement du climat, l’hiver est devenu une saison fragile, et la neige particulièrement désirée, à la fois comme ressource économique, mais également comme ressource symbolique. En effet, de plus en plus de musées et d’institutions patrimoniales mettent en récit les « hivers d’antan » dans leurs expositions, entretenant la nostalgie des visiteurs au moyen de photos en noir et blanc qui magnifient les « murs de neige » des villages des Alpes ou du Jura. Quant aux responsables de domaines de ski, ils appréhendent autrement ce que nous pourrions appeler « cultures de la neige »…

Allons y voir d’un peu plus près :

Conserver la neige durant les beaux jours ?

Vous connaissiez la « neige de culture », produite par les enneigeurs (ou canons à neige) en début d’hiver. Mais connaissez-vous la « culture de la neige », ce que l’on nomme aussi le « snowfarming » ? Cette technique, née dans les pays scandinaves, consiste à stocker l’excédent de neige en fin de saison sous différents matériaux (sciure de bois, plaques de polystyrène, bâche…) pour la réutiliser en début d’hiver suivant. Le snowfarming devrait permettre moins d’enneigement artificiel et pourrait sécuriser l’ouverture des stations en cas de température élevée en début de saison.

En effet, la question de l’enneigement demeure d’autant plus cruciale que le réchauffement climatique inquiète plus d’une station. L’analyse sur dix ans montre une extrême variabilité des chutes de neige, les valeurs moyennes en quantité et en durée d’enneigement étant plus faibles que dans les années 1980-1990, surtout dans les zones situées entre 1000 et 1500 mètres d’altitude. La solution ? La neige de culture ? Il y a dix ans, elle équipait une piste sur cinq. Aujourd’hui, c’est une sur trois et la production en haute altitude pour équiper le bas des pistes est déjà d’actualité.

Tout, tout, tout, vous saurez tout sur le « snowfarming »

Plusieurs stations ont déjà tenté l’expérience du snowfarming, avec des techniques de stockage différentes.
En Scandinavie le snowfarming est utilisé pour ouvrir les pistes de manière précoce. En Finlande, la station de ski de Vuokatti, dans la région des Grands Lacs (Est du pays), a l’habitude, c’est une tradition, d’ouvrir sa saison d’hiver le 10 octobre à 10h10 avec la première piste de ski nordique. La neige de l’hiver précédent, stockée sous des copeaux de bois ou d’immenses bâches, permet de garantir l’ouverture à cette date chaque année. La station stocke près de 40’000 m³ de neige, ce qui permet de préparer une piste de 12 km. La neige naturelle arrive, elle, dès les premiers jours de novembre.

Photo Idrefjall (Suède). Source : lnx.ski-nordik.it

En Suisse, entre la fin de la Coupe du monde en mars et le début de la session suivante en novembre, les athlètes suisses sont obligés d’avaler des km de bitume, rollers aux pieds, pour maintenir leur condition physique. Depuis 2008, l’équipe nationale, qui s’entraîne à Davos, peut compter sur une piste enneigée dès la fin du mois d’octobre. Les enneigeurs ne fonctionnant qu’en dessous de -2° C, c’est de la « neige recyclée » qui a permis d’enneiger dans un premier temps une piste de 1,4 km à 1630 m d’altitude. La piste a été allongée à 5 km en 2016.

Auparavant, les équipes nationales de ski de fond gagnaient la Norvège ou la Finlande dès l’automne. Grâce au snowfarming, elles peuvent s’entraîner à domicile durant une plus longue période.

En fin de saison, un certain volume de neige est rassemblé et isolé sous un manteau de sciure de bois. Une protection qui lui permet de passer l’été « au froid », protégé de la chaleur. Mandaté par la station de Davos, l’Institut pour l’étude de la neige et les avalanches (SFL) a comparé deux méthodes de conservation : avec des bâches (déjà utilisées, en Valais par exemple pour limiter la fonte des glaciers) et avec de la sciure. Le tas de neige sous les bâches a fondu presque entièrement durant l’été, tandis que celui recouvert par la sciure a subi une perte de 25 à 30 %. La station produit entre 7000 et 8000 m³ de neige artificielle entre janvier et février, mois les plus froids qui offrent les meilleures conditions pour les enneigeurs. Au printemps, la réserve d’or blanc est recouverte de 40 cm de sciure ; à la mi-octobre, la neige est retirée à l’aide d’une pelle mécanique, puis transportée jusqu’à la piste, où les dameuses entrent en action.

Photo Davos (Grisons). Source : www.swiss-ski.ch

Depuis 2012, le Centre National de ski nordique et de moyenne montagne  de Prémanon dans le Jura, utilise le snowfarming pour la mise en oeuvre d’une piste de ski de fond, sur le stade des Tuffes, permettant aux athlètes de s’entraîner dès la fin du mois d’octobre chaque année.

Photo Prémanon (Jura). Source : http://skidefond.custompublish.com

Durant la saison d’hiver 2014-2015, l’Olympiaregion Seefeld au Tyrol (centre de ski nordique) a produit 6000 m³ de neige artificielle, conservée ensuite sans ajout de produits chimiques. La neige a été stockée sous une couche de sciure de bois. L’hiver suivant, les équipes de ski de fond ont pu s’entraîner tous les jours dès le premier novembre sur une piste de 1,5 km sur 6 mètres de large.

En Savoie, la station des Saisies s’est lancée dans le snowfarming en 2015 avec le stockage de 2500 m³ de neige. En 2016, ce chiffre était de 3000 m³ ; en 2017, 5000 m³.

Durant l’été 2016, pour le passage des coureurs du Tour de France, la station des Saisies a ouvert une piste de ski éphémère sur la piste des Chardons. Le tas de neige de culture de 6 m d’épaisseur, avait été recouvert d’une vingtaine de centimètres de sciure, qui joue un rôle d’isolateur, sans gêner l’aération (la neige de culture a plus de grains et résiste mieux au soleil). La piste a été utilisée les 22 et 23 juillet par les moniteurs de l’ESF et des skieurs débutants. A terme la station souhaite sécuriser une boucle de son domaine nordique pour ouvrir en début de saison.

Photo Les Saisies (Savoie). Source : Régie des pistes des Saisies

En Haute-Savoie, les organisateurs de la Coupe du monde de biathlon 2017 du Grand Bornand ont opté pour ce système afin de garantir la réalisation des épreuves. 15’000 m³ de neige ont été mis au frais sous de la sciure de bois, stockés dans une « carrière à neige » distante de 9 km du site. Si besoin, en 72 heures, les services techniques étaient capables d’enneiger le stade.

Photo Le Grand Bornand (Haute-Savoie). Source : Régie des pistes du Grand-Bornand.

En 2018, la Fédération internationale de ski a demandé à tous les organisateurs d’épreuves de Coupe du monde 2018-1019 de sécuriser autant que possible les tenues des épreuves. L’hiver 2017-2018 ayant été abondant en neige, contrairement aux deux années précédentes, cela devrait leur permettre de faire du stock.

Au printemps 2018, pour la première fois à Courchevel, on a démarré le snowfarming sur le stade de slalom Emile Allais, en vue de la Coupe du Monde féminine de ski alpin en décembre 2018. Pour conserver la neige, tombée en abondance pendant l’hiver 2017-2018, les équipes de la station ont utilisé des plaques de polystyrène directement fixées dans la neige. Ces plaques ont ensuite été recouvertes d’une bâche. L’opération a duré trois jours pour mettre au frais 20’000 m³. Les responsables du site estiment pouvoir en conserver 15’000 m³, soit les trois quarts.

 

Photo Courchevel (Savoie). Source : Courchevel Tourisme

A Bessans, en Haute Maurienne, il sera possible de skier le samedi 13 octobre 2018. Pour la première fois, la station a décidé de stocker près de 7000 m³ de neige sous de la sciure. La neige a été modelée par des dameuses près du stade de biathlon, l’un des endroits les plus froids et les plus ombragés du site. Elle est recouverte par 40 cm de sciure. 10 cm de bois déchiqueté sont ensuite ajoutés. Cette sciure est réutilisable. L’objectif est d’ouvrir une piste de 2,5 km. Des équipes d’Europe centrale et d’Europe de l’Est sont déjà intéressées.

Photo Bessans (Savoie). Source : www.nordicmag.info

Les stations de basse altitude qui souffrent du manque de neige ne pourraient-elles pas aussi profiter du snowfarming ?

Cela s’avère cependant difficile pour les domaines skiables qui ont besoin de grandes quantités de neige. Les volumes doivent en effet rester petits pour que le procédé soit viable. L’expérience la plus large a eu lieu à Sotchi mais la réduction des coûts budgétaires n’était pas la priorité des organisateurs des Jeux Olympiques. De plus, le terrain doit être plutôt plat pour faciliter le déplacement et le stockage de la neige. Ce qui coûte cher, c’est avant tout la main d’œuvre et les machines nécessaires au transport.
La méthode semble donc plutôt adaptée aux petites pistes, de préférence à plat (parc à neige pour les enfants par exemple).
La technique pourrait néanmoins convenir à certaines stations de basse et moyenne altitude qui ne peuvent pas utiliser d’enneigeurs durant une longue période en raison de températures trop élevées. Le snowfarming peut fonctionner comme système d’appoint : aujourd’hui, la concurrence est rude, les stations qui ouvrent plus vite en saison font parler d’elles. Et comme la neige ne tombe parfois pas avant décembre, le domaine qui a anticipé est gagnant. Le snowfarming peut ainsi permettre de se constituer une sorte d’assurance.

Si le fait de « recycler » la neige ramène au concept de développement durable, il n’en demeure pas moins lié à la production de neige artificielle qui, elle, n’a rien d’écologique. Les enneigeurs sont très gourmands en électricité et en eau. D’autre part, le procédé donne une neige plus résistante qui fond moins bien en fin de saison, augmentant le risque d’érosion et retardant la floraison.

Pour aller plus loin :

A Courchevel (Savoie), on stocke la neige jusqu’à l’hiver prochain

Connaissez-vous le snowfarming ? Ce procédé déjà largement utilisé dans les pays slaves et scandinaves permet de conserver de la neige en fin de saison pour la réutiliser l’hiver suivant. Une technique que la station de Courchevel, en Savoie, a décidé de tester pour la première fois cette année.

Aux Saisies (73), une piste de ski éphémère pour saluer le passage de la Grande Boucle

Pour marquer l’arrivée du Tour, la station des Saisies a choisi de faire skier les spectateurs. Elle a pour cela totalement recréé la piste des Chardons. Une opération préparée depuis la fin de l’hiver. La neige a pu être stockée et préservée grâce à un procédé utilisant de la sciure de bois.