Derrière le mur, le pré-bois à Bellecombe (Jura)

Il court il court le murger, muret de pierre sèche… En zigzag, il joue à cache-cache derrière les bosses. Il est la lisière entre deux mondes : frontière infranchissable aux impétrantes du pacage, les vaches de race montbéliarde. C’est autour d’elles qu’on a organisé le domaine pastoral du plateau des Moussières, territoire des Hautes Combes du Jura, subdivisé en communes sans villages, comme Bellecombe.

Un murger (côté ouest) de Bellecombe (crédit P. Breitenbach)

Le système de la mainmorte

Au cours du Moyen Âge, cet espace discipliné est concédé par l’abbaye de Saint-Claude à des hommes quasiment esclaves (les serfs) selon le système de la mainmorte. Rien n’appartient au paysan qui exploite, contre rétributions, de père en fils, avec interdiction de quitter la ferme sous peine d’en perdre la jouissance. La mainmorte a pris fin avec la Révolution, mais en 1877 il n’y a pas de terrain communal, ni bois, ni parcours. Aujourd’hui il y a peu de chemins publics, le paysage très ouvert, sans haies, est cependant curieusement inaccessible, paradoxalement impénétrable.

Un murger (côté est) de Bellecombe et le pré-bois derrière lui. Crédit P. Breitenbach

Un paysage géométrique ?

À Bellecombe la géométrie orthogonale s’empare du paysage. Il y a l’axe nord-sud du relief, celui d’une longue dépression, dite combe de flanc, gouttière dissymétrique creusée dans l’axe d’un pli en voûte (anticlinal). Perpendiculairement et de part et d’autre de la route qui matérialise l’axe central, les finages d’un seul tenant des fermes – ensemble des terres qui leur sont rattachées – sont distribués en lanières jusqu’aux crêts de ceinture. Chaque ferme a droit aux mêmes terroirs : des prairies de fond de combe où est produit l’indispensable fourrage (à 1200 mètres d’altitude dans le Jura la stabulation dure plus longtemps que la vie au plein-air) un chemin vers la maison située sur la première butte pour émerger du brouillard qui accompagne le froid le plus vif, un murger séparant les prés de fauche des pâturages, et la forêt au sommet.

Le foncier est cloisonné dans une direction est-ouest et comme tous les finages sont étagés de la même manière, il y a une relative continuité paysagère du nord au sud, avec, à mi-pente, ce lien nécessaire : un mur, non pas entre les hommes, mais autour des bêtes.

Un murger côté ouest de Bellecombe sépare les deux verts et les deux textures du pré de fauche et du pâturage, au fond les Monts du Jura (crédit P. Breitenbach)

Le pré-bois, un oxymore paysager ?

Pour les montbéliardes on a réservé un espace mixte, mi-pré, mi-bois, le pré-bois. Pâturage boisé pour vaches laitières qui peut prendre des formes très variées, de la pâture avec quelques arbres isolés à la forêt parcourue. Le pré-bois est un concept bien connu dans le massif jurassien. Je me rappelle d’un forestier, venu de Franche-Comté (comme l’atteste un accent qui ne trompe pas) qui avait un peu surpris son auditoire en utilisant ce terme dans la Drôme. Cependant, le dictionnaire d’Émile LITTRÉ (1874) situe l’usage également dans les Alpes.

Les AOC (appellation d’origine contrôlée) fromagères locales, Bleu du Haut Jura, Comté, Mont d’Or (équivalent du vacherin en Suisse romande) et Morbier lui doivent leurs saveurs extraites de la variété des plantes par les vaches. Elles le valorisent à travers l’image de la qualité paysagère associée à la production laitière sur leur territoire. Un cadre de vie qui peut aussi séduire pour la villégiature.

Le pré-bois utile à la biodiversité

Multipliant les écotones (zones de contact entre deux milieux différents) l’herbe et la prairie d’un côté, l’arbre et la forêt de l’autre, le pré-bois favorise la biodiversité. Dans sa mosaïque végétale s’épanouissent plus de plantes et d’animaux que dans un espace homogène. Pourtant ce n’est pas une formation naturelle, mais bien une zone agricole.

En plus de ses atouts économiques, le pré-bois scelle l’unanimité patrimoniale, culturelle et biologique.

Que la combe est belle

Le massif du Jura possède également un authentique patrimoine scientifique : il est la terra typica, comme diraient les botanistes, de la description du relief plissé dont les géographes ont adopté les termes locaux au XIXème siècle. Ainsi la combe est une vallée creusée dans un pli en voûte (anticlinal), à laquelle est associé un paysage typique où le pré-bois prend une grande importance. À l’inverse, le val est une vallée dans un pli en creux (synclinal), mais sa topographie peut ressembler à celle d’une combe et supporter un pré-bois. Le paysage de combe envahit les vaux et les concepts valsent. À la limite du Jura et du Doubs, à côté de la véritable Combe des Cives de Chapelle-des-Bois, le lieu-dit la Combe de Morbier est un val. Le vocabulaire vernaculaire présente les contre-exemples de la définition scientifique qui en a été donnée.

La combe se resserre à l’extrémité sud de Bellecombe. Au fond la haute chaîne du Jura (crédit P. Breitenbach)

 

Encore faut-il arriver à maintenir les caractères intrinsèques du pré-bois dans le contexte de la mutation agricole en cours… et c’est loin d’être le cas général dans le Jura. Des exploitations disparaissent, d’autres s’agrandissent. Les vaches parcourent d’anciens prés de fauche, plus proches du lieu de traite, dont la flore perd en diversité avec l’utilisation des engrais. Des prés de fauche non mécanisables et des prés-bois éloignés abandonnés sont refermés par la forêt. Les murs disparaissent.

Un bout de murger qui semble avoir perdu sa fonction de séparation avec des pâturages des deux côtés (crédit P. Breitenbach)

 

L’état de conservation du mur est un indicateur du soin porté au paysage grâce au temps qui lui est consacré. Un mur a besoin d’entretien sinon il finit par s’effondrer. Il est facile de laisser faire, de le remplacer par un vulgaire fil électrique. Il faut des mains à l’ouvrage dans l’espoir de maintenir l’œuvre commune séculaire. Ceci n’est pas du land art, c’est de l’art de vivre, à Bellecombe.

Paysage ou maquette ? (crédit P. Breitenbach)

Pour aller plus loin :

Jean-Pierre BOUVARD. 2009. Bellecombe une commune hors du commun – de la pâture à l’école, de l’école à la ferme. 392 p. Auto-édition. : jpierre.bouvard@orange.fr

http://www7.inra.fr/dpenv/michac48.htm#lav : la vache laitière à haute qualité territoriale (VLHQT) par Denis MICHAUD, Le courrier de l’environnement de l’INRA. N°48. Février 2003.

Le paysage des prés-bois, héritage commun porteur des valeurs d’un produit agricole. Collectif des états généraux du paysage, fiche n° 16. 2010.

www.agriculture-et-paysage.fr. Qualité des paysages, des produits & du cadre de vie. Fiche n°3. 2009.