Le Château de Chillon de Courbet. Ce que j’y vois

Le Château de Chillon de Courbet. Ce que j’y vois.

La toile, peut-être le plus connu de ses tableaux d’exil, est là dans son cadre doré à Ornans. Le château est arrimé à la rive du Léman, appuyé sur le calcaire du rocher, à Veytaux. Gustave Courbet peint Le Château de Chillon en 1874, l’un de la série qu’il en fait. Toujours en Suisse, quelques années plus tard il fera Le coucher de soleil sur le lac Léman (1876) ainsi que l’époustouflant Panorama des Alpes (vers 1876) désormais à Genève. Et puis d’autres.

Gustave Courbet, Le Château de Chillon,  1874. Fonds musée Courbet Ornans

La toile est là. Pourtant je ne la vois pas, ou plutôt ce n’est pas que le château qui y est. Un peu comme Gustave : « Quand je suis à Ornans, je suis à Paris, ma tête trotte ». Trottons.

Ce que j’y vois, c’est le peintre écrivant à ses sœurs Juliette et Zélie, le 20 juillet 1873. « Enfin voici le moment de partir pour la Suisse. Je n’ai pu aller vous voir malgré tous mes désirs, comme vous le pensez bien, courant de Besançon à Ornans, faisant des actes de donations pour sauvegarder le peu qui m’appartient en votre faveur (…) jeudi arrive mon procès, et je serai condamné, c’est sûr (…)  Je vous embrasse tous ».  « Une fois-là, je suis dans un Eldorado comme disait Max Buchon » ajoute le frère. Le cousin Buchon, figuré du côté des « actionnaires » c’est-à-dire des alliés dans L’Atelier du peintre, s’était réfugié en Suisse après le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, à Fribourg puis Berne. Véritable théoricien du réalisme aux yeux de Courbet, il publie à Neuchâtel un recueil de textes, Le réalisme. Gustave Courbet œuvra pour son retour en France en 1856. Comme l’incarnation d’une répétition de l’histoire. Courbet renoncera à revenir en France à défaut d’une amnistie générale, par solidarité avec les autres exilés de la Commune.

Je le vois, après avoir hésité, passant la frontière, accompagné de deux de ses amis – justice est  de rappeler leurs noms : Jolliclerc et Ordinaire – le 23 juillet 1873. Deux mois auparavant, le 30 mai, avait été voté le rétablissement de la colonne Vendôme à ses frais, la statue de Napoléon au sommet, celle dont Marx, un autre exilé, a écrit qu’elle s’écroulerait « le jour où le manteau impérial tombera enfin sur les épaules de Louis Bonaparte ».

Chute de la colonne, le 16 mai 1871. Crédit photo : François Franck. Source : https://upload.wikimedia.org

Le 19 juin la saisie des biens du peintre avait commencé. Le 1er août après que le préfet de la Seine ait ordonné une quatrième saisie, Courbet écrit : « Enfin, ils sont arrivés à leurs fins ». Le 26 juin 1874 il est reconnu coupable de complicité dans la démolition de la Colonne.

Souvenirs De La Commune Par Léonce Schérer (1871). Source: http://media.vam.ac.uk

Dans Le Château de Chillon, je vois un autre tableau, Le prisonnier de Chillon (1834) de Delacroix inspiré d’un poème au titre semblable écrit par Lord Byron et publié en 1816.

Eugène Delacroix, Le prisonnier de Chillon (1834) © Musée du Louvre/A. Dequier – M. Bard

François Bonivard (1493-1570) avant d’être considéré comme un martyr de la liberté et un symbole de l’indépendance genevoise a été, durant six ans, prisonnier du château des ducs de Savoie, libéré par les Bernois en 1536. « Des persécutions subies pour une belle cause, et noblement supportées, ont attiré sur lui la sympathique attention de ceux qui s’intéressent aux victimes de la perfidie et d’un pouvoir oppresseur » écrit Gustave Revilliod introduisant à ses Chroniques de Genève publiées en 1867.

 

Commune de Paris, 1871. « La Barricade ». Lithographie d’Edouard Manet (1832-1883). B.N.F. © Roger-Viollet. http://www.parisenimages.fr/fr/galerie-collections/8128-5-commune-paris

Ce que j’y vois, avant le château, c’est avec les yeux de Rosa Luxembourg « la bacchanale de la bourgeoisie parisienne dansant sur les cadavres des combattants de la Commune », des poèmes de Rimbaud à la gloire de ses femmes – Les mains de Marie-Jeanne – ou au terme de la Semaine Sanglante – L’Orgie parisienne ou Paris se repeuple –, la statue du Pêcheur descellée à Ornans – « j’aurai mon compte à régler avec eux plus tard » écrit Gustave à propos des conseillers municipaux – et l’atelier pillé par les Prussiens, Courbet arrêté, l’un de ses dessins Les Fédérés aux Grandes Écuries de Versailles et Le portrait de l’artiste à Sainte-Pélagie, les déportés d’Algérie et de Nouvelle-Calédonie parmi lesquels Louise Michel, les wagons à bestiaux dans lesquels on achemine certains à Brest, le Mur des Fédérés et des peintures de Manet.

Courbet en prison à Sainte-Pélagie, © Musée départemental Gustave Courbet. Source : https://www.histoire-image.org

Je vois les truites agonisant à respirer l’air du temps, comme autant de Communards exécutés par les Versaillais.

Gustave Courbet, La truite, Musée d’Orsay, RMN, crédit photo : Hervé Lewandowski

Une parenté avec l’Oncle Salvador filmé par Armand Gatti, nommant chacun des arbres de son verger haut-saônois du nom de l’un de ses camarades tués par les franquistes.

Combattants de la Commune fusillés par les Versaillais. Source : http://a405.idata.over-blog.com

Deux de la longue cohorte des vaincus comme dirait Walter Benjamin. Pour moi, Le Château de Chillon est paysage de la défaite. Mais avant les eaux calmes du Léman, il y a aussi La vague, l’une de la série peinte à la fin des années 1860, frontale, quasi-minérale, dense, comme une force pure et qui appelle à la résistance, comme l’écrivait Bachelard, sous peine d’être englouti.

La vague, 1869, Musée des Beaux Arts de Lyon (RMN). Source : www.mba-lyon.fr

Les vagues que Démosthène comparait pour leur bruit « aux émotions du peuple et au bruit des grandes assemblées ». Et puis il y a le peintre encore peignant, sa Vigneronne de Montreux (1874), la Dent-de-Jaman et les Rochers-de-Nayes et la jeune fille l’outil sur l’épaule, la hotte sur le dos, le chapeau à borne sur la tête. Le populaire toujours là quoi.

Gustave Courbet, La Vigneronne de Montreux (1874). Copyright Musée Cantonal des Beaux Arts de Lausanne

Dans le tableau je vois le masque mortuaire et Gustave sur son lit de mort le 31 décembre 1877. Régis, le père, à ses côtés.

Louis Niquet, masque mortuaire de Gustave Courbet, 1° janvier 1878. Source : http://arplastik-simoneveil.blogspot.fr/2015/02/gustave-courbet-en-cinq-ou-dix-lecons_15.html

Aussi je vois Jules Vallès, maire du XIXe arrondissement sous la Commune, condamné à mort par contumace par le 6e conseil de guerre le 14 juillet 1872 qui, de Courbet, dit dans Le réveil du 6 janvier 1878 : « Il a eu la vie plus belle que ceux qui sentent, dès la jeunesse et jusqu’à la mort, l’odeur des ministères, le moisi des commandes. Il a traversé les grands courants, il a plongé dans l’océan des foules, il a entendu battre comme des coups de canon le cœur d’un peuple, et il a fini en pleine nature, au milieu des arbres, en respirant les parfums qui avaient enivré sa jeunesse, sous un ciel que n’a pas terni la vapeur des grands massacres, mais, qui, ce soir peut-être, embrasé par le soleil couchant, s’étendra sur la maison du mort, comme un grand drapeau rouge. »

Ce que j’y vois, c’est Helvétia, buste de femme exécuté en 1875 et offert en remerciement de l’hospitalité. À Castagnary il écrit : « Je viens de faire une République helvétique, avec la croix fédérale. C’est un buste colossal pour mettre sur la fontaine de La Tour-de-Peilz. Elle est splendide, tout le monde est enchanté. (…) Elle est brutale de façon et d’un effet superbe ; elle est affirmative, sans arrière-pensée, grande, généreuse, bonne, souriante, elle lève la tête et regarde les montagnes ».

Helvétia, 1875. Bronze de Gustave Courbet offert par l’artiste aux communes de La Tour-de-Peilz et de Martigny, Source : http://www.notrehistoire.ch/medias/2629 (Marianne Carron)

Ce que j’y vois enfin, ce sont des embarcations sur la Méditerranée, drames au bord de tragédies plus grandes encore, et des tentes à Calais. Combien de « réfugiés » pourraient-ils nous sculpter une Marianne grande, généreuse, bonne, souriante et regardant vers la mer ? Ou nous peindre un drapeau européen ?

Salvador Dali,  L’enlèvement topologique d’Europe ; Hommage à René Thom, 1982.

Loin du Château ? Exilé plutôt de la dépolitisation des enjeux artistiques opérée par les approches académiques. Au plus près de Courbet dans une façon de le faire héritage, pensant avec lui, plutôt que de le réduire à un objet de commentaires ou un support d’enrichissement territorial.

Besançon, 2014. Crédit photographique François Coolen.

Pour en savoir plus

Barbe Noël et Hervé Touboul (dir.), Courbet Proudhon. L’art et le peuple, Besançon, Editions du Sekoya, 2010.

Barbe Noël et Hervé Touboul (dir.), Courbet. Peinture et politique, Besançon, Éditions du Sekoya, Les cahiers de l’Ethnopôle, 2013.

Courbet et la Commune, Exposition au musée d’Orsay, 13 mars-11 juin 2000, Paris , Réunion des musées nationaux, 2000.

Dittmar, Gérard, Gustave Courbet et la Commune, le politique, Paris, Dittmar, 2007.

Haddad Michèle, Gustave Courbet. Peinture et histoire.  Sainte-Croix/Pontarlier, Les presses du belvédère, 2007.

Madeline Laurence (dir.),  Gustave Courbet, les années suisses. Exposition, Genève, Musée Rath-Musées d’art et d’histoire de Genève, 5 septembre 2014-4 janvier 2015, Paris/Genève, Atlys/Musées d’art et d’histoire de Genève, 2014.

Ross Kristin, Rimbaud, la Commune de Paris et l’invention de l’histoire spatiale, Paris, Les Prairies ordinaires, 2013.

Tillier Bertrand, La Commune de Paris, révolution sans images ? Politique et représentations dans la France républicaine,