L’écosymbole des cloches dans les pâturages du Jura

Jougne (Doubs), troupeau en route pour l’alpage début XXe siècle. Source : http://www.patrimoine.vd.ch/traditions-vivantes/nature-et-univers/pacage-franco-suisse/

Alors que tous ses frères étaient à la guerre, mon grand-père, fils de paysan lapidaire, consacrait sa première paye à l’achat d’une cloche : un Chamonix N°10. Voilà peut-être pourquoi les Montagnes du Jura restent associées pour moi à l’écho des troupeaux. Cette sonorisation du paysage est comme un réveil, marquant la fin du long hiver.

 

Le son de la cloche oriente le berger dans le brouillard ou la nuit, lorsqu’il va rapercher. Il lui permet de retrouver une bête isolée, malade ou blessée, prisonnière d’une cépée ou d’un accident de terrain. Mais au-delà de la justification utilitaire, l’usage des cloches exprime la subtilité de la relation, entre l’éleveur et son troupeau. Au pâturage, une vache conserve généralement la même cloche, sa vie durant. Un moyen pour l’éleveur de mémoriser facilement l’identité de chaque bête et de détecter une anomalie, à la moindre arythmie. De leur côté, les vaches mémorisent très bien les sons, auxquels elles s’identifient. Pour favoriser l’intégration au troupeau d’une nouvelle bête, il suffit de lui attribuer temporairement la cloche d’une vache dominante. A contrario, la privation de cloche devient facteur d’exclusion. Une vache muette subira l’agressivité des autres. La cloche est donc garante de la paix sociale au sein du troupeau. On a pu également observer des écarts de productivité dans la production de lait, en fonction de l’état de sérénité ou d’inquiétude de la vache. Une vache couchée ruminant est rassurée par le léger tintement familier de sa cloche.

Vache ruminant. Crédit Marc Forestier

Dans la fraîcheur du soir, à la sortie de la traite, elle est stimulée par le carillon entraînant du troupeau. La sécurité et la productivité ne sont pas les seules finalités de l’ensonnaillage des troupeaux. Les cloches sont symbole de protection, contre « le malheur et les épidémies, la foudre ou des gelées tardives ». Dans son histoire campanaire du XIXe siècle, l’historien du sensible, Alain Corbin, a révélé la puissance émotionnelle et l’importance des cloches dans la vie rurale, considérant les sonneries d’églises comme une « recharge sacrale de l’espace ambiant ». Les premières cloches à vaches en bronze étaient ornées de motifs religieux. Le retrait des cloches aux vaches avait aussi une signification. Il informait le voisinage du deuil qui frappait la maison. Enfin, la cloche est une composante essentielle de l’esthétique de la vache et du troupeau. « Une bête bien enclochettée éprouve de la fierté » et chaque éleveur s’emploie à singulariser la signature sonore de son troupeau. La toponymie consacre les grands amphithéâtres naturels d’alpages, comme le Sonnaillet au Prince, au pied de la Dôle.

Association de cloches de bronze et de toupin en tête du troupeau lors de la montée à l’alpage de la Baronne (près du Creux du Van, Jura vaudois). Crédit Marc Forestier

L’espace frontalier est riche de différentes sonorités : les claires, des clarines de bronze, fondues par les chaudronniers piémontais qui se sont établis le long du Jura, à partir de 1830, les sons graves des toupins fribourgeois ventrus, dont la puissance rythme la marche des montées à l’alpage, la sonorité métallique plus mate des sonnettes valaisannes et des Chamonix en tôle des Pays de Savoie. L’originalité des montagnes du Jura est de les mixer.

La maison Obertino, dynastie de fondeurs de cloche à Labergement-Sainte-Marie (Doubs) depuis 1834. Crédit Marc Forestier

Au moment où des décisions de justice condamnent le port des cloches, au titre de nuisance sonore, où des agronomes préconisent, au nom du bien-être animal, de remplacer les cloches par un GPS, il est temps de revendiquer les cloches comme écosymbole des pâturages boisés, « signal culturel à haut degré d’harmonicité », et de conforter les éleveurs et les fondeurs, pour la vitalité de l’écologie sonore des paysages.

 

La cloche donne la profondeur du paysage. Alpage de la Canonnière, Lajoux (Jura) Crédit Marc Forestier.

 

 Pour aller plus loin

  • Augustin Berque, Les Raisons du paysage, Hazan, Paris, 1995
  • Denis Buchs, Au Pays des sonnailles, Musée gruérien, Bulle,2000
  • Alain Corbin, Les cloches de la terre : Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1994
  • Alain Corbin, « Prélude à une histoire de l’espace et du paysage sonores », in Michel Porret et François Rosset (dir.), Le jardin de l’esprit, Droz, Paris, 1995.
  • Jean-Pierre Gutton, Bruits et sons dans notre histoire, Bruits et sons dans notre histoire Essai sur la reconstitution du paysage sonore, Le nœud gordien, Paris, PUF, 2000
  • Pierre Laurence, Les cloches de bovins dans le Haut-Jura, Rapport d’enquêtes, Montpellier, ODAC/Parc naturel du Haut-Jura, juin 1991
  • Pierre Laurence, « Une tradition utile les cloches et sonnailles du monde pastoral », in L’homme, l’animal et la musique, FAMDT Editions, 1994, pp.10 -19.
  • Pierre Laurence, « Cloches, grelots et sonnailles Elaboration et représentation du sonore », in Terrain, 16 , 1991, pp. 27-41
  • Claude Quartier, Cloches et sonnailles, Editions Favre, Lausanne, 2011
  • Robert Schwaller, Sonnailles et cloches, Schmitten, 1996
  • Dimitri Voilmy, « Ethnographier les phénomènes sonores », ethnographiques.org, Numéro 19 – décembre 2009, en ligne :

Présentation du dossier « Ethnographier les phénomènes sonores » – ethnographiques.org

Une partie des articles qui composent ce numéro ont connu une première élaboration lors de la journée d’étude  » ethnographier le bruit  » [ 1] organisée le 23 avril 2007 par le Laboratoire d’anthropologie et de sociologie, Mémoire, identité et cognition sociale (LASMIC – Université de Nice-Sophia Antipolis).

  • Collectif, Cloches & sonnailles Mythologie, ethnologie et art campanaire, collection Résonnances, Edisud/Adem 06, 1996.

Maison de la Cloche & de la mémoire populaire – Pays-d’Enhaut (Suisse)

Nichée en haut du village de Juriens, à 2 km de Romainmôtier, la Maison de la Cloche & de la Mémoire populaire est un lieu unique d’exposition de cloches et sonnailles de Suisse et d’ailleurs. Fondateur de la Foire d’Automne et Bourse aux sonnailles de Romainmôtier, Olivier Grandjean est un grand collectionneur de cloches.