Point de vue sur la Suisse… depuis la ligne imaginot

« Je m’appelle Zangra et je suis lieutenant
Au fort de Belonzio qui domine la plaine
D’où l’ennemi viendra qui me fera héros »

Jacques Brel

Lors d’un déplacement franc-comtois au printemps 2018, à l’heure de la friture de perche au bord du lac de St-Point, la lecture de l’ « Est » (sous entendu « républicain » en langage local) m’apprend qu’un ancien Garde des Sceaux, donc ministre français de la Justice, et sa femme avaient été pris au retour de Suisse avec 15 000 euros dans les poches, ce qui excède le besoin de monnaie estimé par la loi. Qu’y a-t-il de surprenant me direz-vous dans cette histoire ? Pour moi c’est sans aucun doute le renversement de paradigme : je croyais la frontière surveillée dans un seul sens, elle l’est également dans l’autre. Et s’il ne fallait pas craindre l’évasion mais l’invasion ? Les jours suivants vont m’en apporter des preuves historiques.

Car c’est bien le sens du message que semble nous adresser la casemate au bord de la D 67 bis à Verrières-de-Joux, commune frontalière du Doubs. Le regard et la mèche tournés vers l’est.

Crédit P. Breitenbach

Cette construction fait partie de la ligne Maginot, dont l’inefficacité a été démontrée, en avant du fort de Joux qui défend le passage, justement nommé, de la Cluse près de Pontarlier.

Le fort de Joux. Crédit Breitenbach

Soixante kilomètres au nord-est, à Goumois, le belvédère du Bief Parou au bord de la D 437 b offre une vue sur le rocher du Singe et la crête de Longue Roche de l’autre côté du Doubs, en Suisse. Le banc qui  permet de nous laisser aller à la contemplation est posé sur un ancien blockhaus de la ligne Maginot.

Belvédère du Bief Parou. Crédit Breitenbach

Le point de vue du militaire rejoint celui du touriste et comme « la géographie ça sert d’abord à faire la guerre » (Yves Lacoste) depuis belle lurette, nombre de forts moyenâgeux sont aujourd’hui des sites prisés pour leur paysage.

Ce qui est particulier dans le Doubs, c’est qu’il n’a pas fallu longtemps pour passer de l’un à l’autre. Le blockhaus du Bief Parou est encadré par plusieurs sites inscrits au titre de la loi de 1930 pour leur intérêt artistique, historique, scientifique, légendaire ou pittoresque :

– à deux kilomètres au nord, la Corniche de Goumois à Fessevillers, inscrite le 4 mars 1943 ;

– à deux kilomètres au sud, la Corniche de Goumois à Goumois, inscrite le 24 février 1943 ;

– à quatre kilomètres au sud, le Point de vue de la Corniche de Goumois à Charmauvillers, inscrit le 4 mars 1943 ;

– à dix kilomètres au sud, les Échelles et Rochers de la Mort à Charquemont, inscrits le 24 février 1943.

Carte de la zone-frontière. Réalisation : Breitenbach

Ces quatre sites frontaliers englobent une bande de terrain descendant de la corniche du Doubs jusqu’à la berge en rive gauche de la rivière. En face c’est la Suisse. Compte tenu des dates, on peut s’interroger sur l’attention portée à ces secteurs par l’Administration en zone occupée.

Pour les trois premiers, c’est la qualité de la vue chez le voisin helvète qui est prisée.

Les Echelles de la mort. Carte postale début du XXe siècle. Droits réservés

Le dernier intrigue plus particulièrement. Les Échelles de la mort sont un passage réputé de contrebande. Dans un bâtiment près de la centrale hydroélectrique du Refrain, au pied des échelles, une petite exposition rappelle les faits.

Les Echelles de la mort. Source : http://ete.pays-horloger.com/les-echelles-de-la-mort.html

En 2018, 40 des 67 sites inscrits du Doubs l’ont été entre juin 1942 et janvier 1944, soit 60 %. Quelles ont bien pu être les motivations de cette frénésie ? Est-ce le fait d’un fonctionnaire isolé ou commandé, zélé ou désœuvré ? un résistant profitant de ses déplacements dans le département ? un collaborateur prévoyant l’avènement d’un nouveau tourisme ? un contemplatif en extase devant les beautés du département faute de mieux ? Tout ce que nous savons est que les arrêtés ministériels d’inscription sont signés, par délégation, du conseiller d’État, secrétaire général des Beaux-Arts, Louis Hautecœur. Poste qu’il occupa jusqu’en mars 1944 où il fut révoqué pour refus de collaboration.

On reste donc perplexe sur la mise en œuvre ici de la politique de protection des paysages. À peine la ligne Maginot obsolète, la préservation de points de vue civils s’impose. Et le regard du douanier reste tourné, au ras du bitume, vers cet ami qui rend bien service.

 Pour aller plus loin

Une playlist traverse

Playlist: Les Alpes, passages ou frontières ?

Depuis le Néolithique, les grandes vallées des Alpes sont des lieux de passage progressivement équipés pour recevoir les voyageurs.

Le fort Saint-Gobain

Fort de Saint-Gobain

Le seul ouvrage de la ligne Maginot ouvert à la visite en Rhône-Alpes

–   https://fr.wikipedia.org/wiki/Secteur_fortifi%C3%A9_du_Jura

Où les amateurs de géographie numérique trouveront le lien suivant :

http://www.attila-77250.fr/

Ce site donne les fichiers kml de géolocalisation des éléments de la ligne Maginot.

– DREAL Bourgogne-Franche-Comté, page des sites inscrits du site web.

– L’exposition sur la vie au Refrain réalisée en 1999/2000 par les élèves de CM1 de l’école Sous la Chaux à Montbéliard et ceux qui les ont aidés.

–  https://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_Hautec%C5%93ur

https://www.youtube.com/watch?v=JuTS7yNLLDY