Tourisme de mémoire à l’heure du numérique : quels enjeux éducatifs ?

Mercredi 16 janvier, l’équipe de Traverse a participé à un forum consacré aux « valorisations numériques des patrimoines et des mémoires, en lien avec le tourisme et l’éducation » organisé par Réseau Mémorha. Cette rencontre basée sur le partage d’expériences, s’est tenue à Lyon, dans l’amphithéâtre du Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation (CHRD).

Peu avant l’ouverture de la rencontre dans l’Amphi du CHRD. Crédit Gabrielle Lambourg/ Réseau Memorha

Itinérances mémorielles et outils numériques de partage de la connaissance

En France, le « tourisme de mémoire » constitue un enjeu majeur pour les services de l’État, en particulier pour le ministère des Armées (représenté au forum par Laure Bougon, responsable de la section Tourisme de mémoire à la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives) et les collectivités locales : un enjeu civique et pédagogique pour la transmission du patrimoine mémoriel aux jeunes générations, un enjeu culturel et touristique aussi, pour la préservation des témoignages de l’histoire et le développement des territoires.

Recherche sur les passages clandestins à la frontière franco-suisse du pays de Gex pendant la Seconde Guerre mondiale dans l’Ain. Spot 4-Borne 113-Bois de Serves-Les Arbères-borne. Crédit Carine Monfray.  Source : https://www.nantua.fr/culture/musee-de-la-resistance/

Sur les chemins de la mémoire

Depuis quelques années, de nouvelles itinérances mémorielles sont proposées aux publics. Celles-ci prennent la forme de parcours urbain ou de « rando-mémoire » permettant de relier des structures muséales ou des monuments commémoratifs à des sites peu ou pas valorisés. Au cours de ces  pérégrinations il est désormais possible de recevoir des informations scientifiques transmises par les applications pour téléphone mobile. Ces « parcours physiques », spontanés ou dirigés, associés à des parcours virtuels (accessibles à distance via des outils numériques) entrent en résonance avec les nouvelles pratiques touristiques de nos contemporains, à la fois mobiles et connectés.

Secteur de la Borne aux lions, aux confins de l’Ain et du Jura. Crédit Philippe Quaglia. Source httpiciouailleurs.free.frHautJurahautjura.html

Etre connecté et participer à l’édifice du savoir

Dans un contexte où vont se multipliant les dispositifs à vocation participative ou collaborative, les protagonistes de ce « tourisme 2.0 » doivent composer avec les attentes de visiteurs désireux d’apporter leur pierre à l’édifice du savoir, que ce soit à travers la transmission d’un récit, d’une anecdote, d’un commentaire ou d’un document. Toutefois, afin d’éviter certaines formes de confusionnisme, des garde-fous (arbitrage, modération, contrôle de l’information) doivent nécessairement encadrer ces pratiques innovantes, dans un contexte socio-politique où certaines théories complotistes (sur fond d’antisémitisme) ou des lectures négationnistes de la période de la Seconde Guerre mondiale, se diffusent dans les réseaux sociaux.

Autant de questions fondamentales ancrées dans l’actualité des sociétés européennes, qui ont été abordées lors de ce temps de rencontre privilégié ayant rassemblé plus de 80 personnes d’horizons professionnels et géographiques variés et permis des réflexions croisées entre concepteurs d’outils numériques, représentants du monde associatif, étudiants, enseignants, chercheurs, guide-conférenciers du patrimoine, responsables de musées et mémoriaux.

Les actions de Réseau Mémorha

Olivier Vallade, historien et représentant légal de Mémorha, introduit la séance en présentant les enjeux de ce réseau qui fédère, en Région Auvergne-Rhône-Alpes, des lieux et territoires en lien avec la Seconde Guerre mondiale ainsi que des chercheurs en sciences sociales. Il rappelle qu’à l’instar de la Normandie ou de la Provence, Auvergne-Rhône-Alpes possède un patrimoine exceptionnel lié à cette période. Dans cette région frontalière avec la Suisse et l’Italie, de nombreux dispositifs mémoriels, ainsi qu’une myriade de lieux discrets, témoignant aussi bien des aspects les plus sombres de la Seconde Guerre mondiale (collaboration, internement, répression ou persécution, destructions matérielles et massacres des populations civiles) que de ses aspects lumineux, à travers les différentes formes de résistance et de solidarité avec les populations réfugiées ou persécutées par les pouvoirs en place. Depuis sa création en 2011, Mémorha entend se confronter aux défis qui résultent de la disparition des témoins et de la transmission à des générations qui ont un lien ténu avec la période de la Seconde Guerre mondiale.

Plateau des Glières en Haute-Savoie avec le monument national de la Résistance érigé en 1973 . Source : https://www.savoie-mont-blanc.com

 Présentation du portail numérique Mémospace

Depuis 2016, Mémorha pilote le portail numérique Mémospace, premier outil numérique de ressources et de recensement de lieux de mémoire de la Seconde Guerre mondiale à l’échelle d’un territoire régional. Gabrielle Lambourg (Mémorial de la Résistance de la Loire) et Julie Quillon (chargée de mission de Mémorha),  font une démonstration du fonctionnement de l’outil à travers ses différentes potentialités, à partir d’une présentation de sa carte interactive.

Memospace. Source : www.memospace.fr/fr/

Memospace fait en effet converger sur l’ensemble du territoire d’Auvergne-Rhône-Alpes des enjeux à la fois civiques patrimoniaux, pédagogiques et économiques (information sur les lieux d’hébergement et de restauration), dans la mesure où il offre la possibilité aux structures mémorielles de partager leurs données quantitatives et qualitatives. Les enseignants sont également invités à l’enrichir au moyen de travaux pédagogiques réalisés en classe où lors de sorties sur le terrain. Les chercheurs peuvent également s’en emparer, en consultant et enrichissant cette banque de ressources documentaire en ligne.

Visuel de la carte interactive de Memospace. Crédit : Mémorha

Enjeux économiques du tourisme de mémoire en Normandie

Isabelle Lebreton, chargée de mission tourisme de mémoire pour la Région Normandie, présente un panorama des nombreuses initiatives de valorisation touristique des mémoires et patrimoines de la Seconde Guerre mondiale sur les côtes normandes. Elle met en exergue diverses actions autour des grandes commémorations liées au débarquement des forces alliées, pensées désormais comme des attractions touristiques (notamment à destination des publics étrangers) et plus simplement dans leur fonction de rituel civico-républicain.

Isabelle Lebreton, chargée de mission tourisme de mémoire, Région Normandie. Crédit Gabrielle Lambourg/ Réseau Memorha

Depuis plus de 20 ans, la Normandie s’affirme comme une destination touristique profondément liée au domaine de la mémoire, où se croisent des visiteurs de tous pays et de toutes générations pour découvrir et partager le souvenir de ceux qui ont combattu le nazisme et œuvré pour la paix.

Une moto d’époque, ayant participé à la reconstitution du « D. Day ». Crédit Hanus

 

Zoom sur la plaque liée à la reconstitution du Débarquement en Normandie. Crédit Hanus

Les plages du débarquement en Normandie (1944) furent le lieu d’une bataille dont l’ampleur et l’intensité sont exceptionnelles dans l’histoire et dont elles gardent les traces (traces cepedant fragiles, car ce patrimoine soumis aux intempéries est fragile).   La Région Normandie, pilote du Contrat de destination « Tourisme de mémoire en Normandie » (regroupant 22 partenaires publics et privés), insiste depuis 2010 sur la mémoire d’un combat pour la liberté et la paix (en lien avec le Mémorial de Caen) ; message à vocation universelle. pour la liberté et la paix (en lien avec le Mémorial de Caen), et sont devenues un lieu de rassemblement autour d’un message universel. Cette question du recours à la thématique de la « paix », comme outil de marketing territorial ne va pas sans susciter des questionnements chez certains historiens critiques.

Les plages du Débarquement. Source : https://www.normandie.fr/le-tourisme-de-memoire-en-normandie

La Région, en tant que pilote de ce vaste dispositif, se veut le garant de la cohérence des différents chantiers. Elle se propose notamment de conforter la filière du tourisme de mémoire en allant au-delà du grand évènement que fut le 70e Anniversaire du Débarquement et de la Bataille de Normandie (6 millions de visiteurs). Il s’agit en effet de « capitaliser » sur cet événement en pérennisant un travail collaboratif, afin de valoriser la destination Normandie auprès des visiteurs du monde entier,  en lien avec la démarche d’inscription des Plages du Débarquement à l’UNESCO.

Les plages du Débarquement. Source : https://www.normandie.fr/le-tourisme-de-memoire-en-normandie

Traverse : rien à déclarer tout à raconter !

Ulrich Fischer (AMO de Traverse) présente les enjeux de Traverse : application mobile permettant la découverte personnalisée et vivante des patrimoines franco-suisses (du monument historique aux patrimoines immatériels), au moyen de « cartes postales », rédigées de manière à la fois érudite et sensible.
Cet outil numérique à vocation collaborative accompagne l’usager dans l’interprétation d’un paysage, la visite d’un monument, la dégustation d’un produit de terroir ou lors d’une rando-mémoire sur la trace des maquisards… par l’intermédiaire d’une collection d’images et de documents auio-visuels majoritairement issus des fonds des partenaires publics du projet, reliés entre eux par des thèmes et des propositions narratives originales (sous forme de playlists). Les contributeurs de Traverse font ainsi la part belle aux évocations sensibles du territoire. Pascale Dubois (responsable éditoriale de Traverse au sein de la fondation Facim) précise l’intérêt qu’il y a de fédérer, au sein de ce type de dispositif, un réseau de contributeurs-usagers mobilisés et co-responsables de l’outil à l’échelle de leur bassin de vie : enseignants, guides, responsables de musée, directeur d’office de tourisme.

Ulrich Fischer présentant l’appli Traverse. Crédit Gabrielle Lambourg/ Mémorha

Des travaux de lycéens dans un portail numérique ?

Pascal Guyon, professeur d’histoire-géographie au lycée Alain Borne de Montélimar (Drôme), se livre à un petit exercice de « travaux pratiques », en montrant comment un travail empirique réalisé par un groupe d’élèves sur le terrain puis dans la salle de classe, peut être valorisé dans l’outil Memospace. Au préalable il rappelle les grandes orientations du programme d’enseignement de la Seconde Guerre mondiale dans les collèges et les lycées. Il présente ensuite un travail mené depuis une décennie (et approfondi chaque année) avec ses élèves sur le territoire du Vercors. Ayant eu en charge la responsabilité du service pédagogique du Mémorial de la Résistance du col de la Chaux à Vassieux (Drôme), il a notamment réalisé un  « rallye-photos » dans les rues du village.

Fiche réalisée par Pascal Guyon et ses élèves. Crédit P. Guyon

A partir de l’analyse d’un plan détaillé de la commune de Vassieux, chaque groupe d’élève part à la découverte des indices mémoriels plus ou moins visibles dans le périmètre de la commune. Les élèves doivent alors chercher des renseignements sur chacun de ces lieux de mémoire, afin de réaliser une fiche explicative. Ils doivent ensuite interroger, dans la topographie locale, la présence (ou l’absence) de références à la période de la Seconde Guerre mondiale, en mettant par exemple en relation le nom d’une rue avec tel événement ou telle personnalité historiques. En conclusion, Pascal Guyon insiste sur l’intérêt qu’il y aurait à pouvoir valoriser ce type de travaux dans des outils collaboratifs comme Memospace ou Traverse.

Fiche réalisée par Pascal Guyon et ses élèves à Vassieux. Crédit P. Guyon

 

Pascal Guyon et Audrey Mallet, Crédit Gabrielle Lambourg/ Mémorha

L’application mobile « Vichy 1939-1945 »

Audrey Mallet, historienne spécialiste de l’histoire de Vichy, présente les enjeux d’une nouvelle application pour téléphone mobile consacrée à la découverte de cette ville sous l’Occupation. Elle rappelle que si l’architecture de Vichy, de style Second empire et Belle époque, semble, à première vue, avoir facilité l’étouffement du souvenir de la Seconde Guerre mondiale, la réalité est, en fait, plus complexe. A Vichy, contrairement à ce que la ville aurait souhaité, l’invisibilité de la guerre n’a pas permis d’enterrer définitivement le souvenir des événements liés à la présence de l’Etat français. C’est même l’inverse qui s’est produit. À l’instar de l’hôtel du Parc, hôtel le plus emblématique de l’avant-guerre et lieu de résidence du Maréchal Pétain entre 1940 et 1944, les lieux les plus célèbres de la ville sont aussi ceux ayant marqué la période de la guerre. Cette superposition des histoires, connue de tous mais non assumée par la ville, attise la curiosité. L’absence de repères visuels à propos des années 1940-1944 contribue à alimenter les spéculations et les fantasmes (parfois morbides) des visiteurs : « Où les Nazis et les miliciens torturaient-ils ? » « Où peut-on voir des traces de balles ? », etc.

Document d’archive mis à disposition du public dans l’appli « Vichy,1940-1945 ». Crédit Audrey Mallet

La mise en place d’un tourisme historique, réfléchi et rigoureux, apparaît aujourd’hui comme une nécessité. Ce type de tourisme permettrait également d’ouvrir la voie à une catharsis collective à Vichy. L’application mobile « Vichy 1940-1945 » permet désormais aux utilisateurs, habitants et visiteurs, d’identifier les lieux clés de l’histoire de la guerre à Vichy et dans les communes voisines. Tous les lieux sont accessibles via une carte (fonctionnant en GPS ou hors ligne) ou via une liste. Pour chaque site, l’utilisateur peut lire ou entendre un historique bref mais précis du lieu (Que s’est-il passé ici pendant la guerre ? Pourquoi ? Comment ?). Plusieurs sources primaires en lien avec le lieu sont incluses dans les descriptions. Elles peuvent être agrandies afin de faciliter leur lecture.

Visuel de l’aplli « Vichy 1940-1945. Crédit Audrey Mallet

Pour conclure

En conclusion de ces rencontres, Marina Chauliac (anthropologue et conseillère pour l’ethnologie à la DRAC AURA) et Nadine Halitim-Dubois (historienne, rattachée au service de l’Inventaire de la Région AURA ) mettent l’accent sur la richesse des expériences partagées. Elles rappellent que les outils numériques ne doivent pas être qu’une nième courroie de transmission de la connaissance historique par en haut, mais des outils susceptibles de favoriser un dialogue entre différentes catégories d’acteurs et usagers du patrimoine ou de la mémoire.  De tels outils permettent notamment de valoriser leurs savoirs empiriques. Elles insistent sur l’intérêt qu’il y a à pouvoir exprimer, à travers les nouvelles formes d’itinérances mémorielles connectées, de nouveaux regards sensibles sur la géographie, l’histoire et les mémoires du territoire… et ce faisant montrent qu’il y a là comme une invitation à un dépassement des routines sensorielles et intellectuelles.

Au cours de ce forum, l’intensité des échanges sur les expériences en cours en Normandie, en Auvergne-Rhône-Alpes, en Franche-Comté ou en Suisse romande (à travers leurs aspects techniques et leur cadre éthique) montre à quel point les enjeux du travail collaboratif avec nos concitoyens sont d’une actualité brûlante, à l’heure de la remise en question des « savoirs experts ».

Saint Gingolph (sur les rives du Léman) bombardé par les Allemands en 1944 Source : https://www.notrehistoire.ch/medias/21988

L’opération d’incarnation de l’histoire dans les monuments de la nation, mise en place au XIXe siècle, a connu un succès qui l’a portée bien au-delà de ses limites. De nos jours, les critères classiques de la valeur patrimoniale (ancienneté, authenticité ou exceptionnalité) ont  tendance à s’effacer au profit de ce que l’on appelle la valeur sociale du patrimoine, qui n’est pas dans l’élément lui-même mais dans les pratiques communautaires dont il est le support.

Gageons que les différentes expériences présentées lors de ce forum permettront de favoriser  davantage de « démocratie patrimoniale ».

 

Pour aller plus loin :

Une playlist de traverse:

Playlist: Mémoire Résistance

Les zones de montagne ont hébergé pendant la Seconde Guerre mondiale des organisations de la Résistance et nombre de maquis

https://www.normandie.fr/le-tourisme-de-memoire-en-normandie

www.reseaumemorha.org

www.cheminsdememoire.gouv.fr

www.memospace.fr/fr/

La guerre aux frontières de la Suisse – Notre Histoire

Ce groupe présente des documents ayant trait à la Seconde Guerre mondiale. Il met l’accent sur les manifestations de la guerre aux portes de la Suisse.

 

Vichy contre Vichy

Juillet 1940. Vichy, ville d’eaux et de villégiature, devient capitale de l’État français. Les somptueux palais se muent en bureaux du nouveau gouvernement et le Maréchal s’installe dans le luxueux Hôtel du Parc. Durant quatre années de guerre, les Vichyssois observent et attendent. Habitués à être au service de leurs hôtes, ils ne prennent que rarement position.

Pour télécharger l’application « Vichy, 1939-1945 :

Apple : https://itunes.apple.com/fr/app/vichy-1939-1945/id1448373149?mt=8&fbclid=IwAR1wsoYsSIr1ZuOZ7-GsOBMx-_uqRbP3Q5KJSbqyRWkdXcdTHzJHBqwfrJE

 

Android : https://play.google.com/store/apps/details?id=com.acoustiguidemobile.am_vichy&fbclid=IwAR1x8W3NX6prVQZ2r3DUmpJSTXyb-dplgsOsmGp-MhvlYn0gepBHte5NCL0