Réflexions sur l’ancrage de Traverse dans les pratiques des publics

Le dialogue avec les publics est un défi de taille pour les institutions patrimoniales qui souhaitent aujourd’hui favoriser une participation plus active des citoyens dans leurs actions. Cet article reviendra sur les nombreux questionnements que font émerger la création d’une application telle que Traverse.
Ces réflexions ont été menées dans le cadre d’un mémoire en Master 2 de Médiations Urbaines, Savoirs et Expertises (Université Lyon 2 Lumière).

Visite de la station de Courchevel (Savoie), par David Dereani, Fondation Facim. Crédit Hanus février 2018

Scénarios d’usages

La réflexion sur les scénarios d’usages est une étape nécessaire pour chaque innovation afin qu’elle puisse se confronter et s’adapter à son futur public. Ces recherches se font généralement en amont, lorsque l’objet est encore au stade de « prototype », afin de l’ajuster à la demande des usagers et d’éviter des coûts inutiles.

Néanmoins, Internet pose une nouvelle difficulté dans la compréhension des usages. Comment comprendre ce que l’on ne voit pas ? Si les statistiques peuvent donner beaucoup d’informations sur le comportement d’une personne (lieu de connexion, temps de connexion, nombre de publications, de partages etc), elles masquent néanmoins la subtilité des intentions et des pratiques réelles et laissent finalement nombre de questions en suspens. En effet l’application a un emploi bien trop large pour savoir avec précision comment l’utilisateur s’en est servi et dans quel contexte. Était-ce lors d’une randonnée en montagne, d’une balade en famille, ou depuis son canapé ? Comment l’usager a-t-il entendu parler de Traverse ? Le partage d’une « carte postale » (forme de publication sur Traverse) sur un autre réseau social est-il un acte de reconnaissance, de recherche, de curiosité, de contestation, etc. ?

Pour pouvoir répondre à ces questions il faut mettre en œuvre différentes expérimentations et études, que cela soit sur le terrain, ou sur la toile. Traverse a par exemple déjà élaboré  plusieurs méthodes d’approche du public : l’immersion auprès du public, muni de tablettes tactiles lors des journées du Patrimoine 2017, l’accompagnement dans la création d’une carte postale et la réflexion sur des potentiels usages et usagers lors d’une journée d’étude à Morteau (Doubs).

La trajectoire d’une innovation entre sa conception, son lancement et sa réception publique possède évidemment une part de hasard. Il est toutefois possible d’ajuster plus ou moins cette trajectoire en participant à la création de sens de Traverse auprès des usagers. Néanmoins, la production de sens pour les publics ne peut être uniforme, même si mettre en avant des usages « modèles » semble être une solution rationnelle. Cette méthode peut aussi rendre un objet plus rigide. Imaginons que pour Traverse l’usage « modèle » pour consulter une carte postale soit le mode « itinéraire » — où les usagers doivent se géolocaliser sur une map — beaucoup de possibilités seraient alors mise à l’écart, à commencer par la consultation de l’application depuis chez soi.

Les rives du lac de Joux (Vaud) février 2018. Crédit Hanus

Quelques questions

Tout comme pour l’objet lui-même, il est important de ne pas réduire le champ des possibilités autour de l’âge, du sexe ou de la profession (ou occupation)des utilisateurs. Il faut en effet que d’un point de vue communicationnel, chacun ait le sentiment que Traverse puisse s’adresser à lui dans sa forme et son contenu. C’est cette facilité et ouverture d’usage qui permettra à tout un chacun de tirer avantage de l’objet. Un usager peut se servir régulièrement de Traverse pour calculer la distance qui le sépare de deux monuments (et ainsi créer un parcours), mais rarement faire des visites, et un autre, publier des photos de ces vacances en Haute-Savoie seulement une fois par an. La diversité d’usages sur l’application est un phénomène qu’il est impossible de contrôler et qu’il faut tenter de comprendre pour envisager sa pérennisation.
Pourquoi le premier usager agit-il ainsi ? Est-il guide sur le territoire, cherche-t-il à optimiser ses aller-retour au travail ? Quant au second, cherche-t-il à donner de la valeur à ses photos de vacances, ou bien à les enregistrer ailleurs que sur la galerie d’images de son téléphone ? Autant d’usages qui, dans l’évolution d’une technique, peuvent créer des standards d’usages. Ces « standards » restent propres à chaque usager et peuvent évoluer, ou disparaitre à tout moment.
Si la publication de photos sur Facebook est devenue un standard, certains posteront leurs photos de vacances, d’autres une série de peintures du Louvre, d’autres leur voiture de sport etc. Chacun le fait pour des raisons et intérêts particuliers, mais tous utilisent le même procédé : « je télécharge mes photos, puis je publie ». Néanmoins aucun usage n’est négligeable, ou fixe.
Ce standard tend par exemple à disparaitre chez les plus jeunes usagers, qui se tournent vers Instagram ou Snapchat pour partager leurs photos et vidéos. Les usages dépendent aussi largement du réseau de personnes que l’usager va retrouver sur l’outil qui lui est proposé. Mais si l’adaptation au(x) public(s) est un facteur important, et que l’objet s’en trouve modifié dans sa forme ou son contenu (voire les deux), d’une certaine manière, il faut aussi que le public s’adapte à l’objet.

Le contexte d’usage

Expliquons-nous ; cette adaptation du public suit une argumentation très simple, celle de la technique. Premièrement, l’application n’existe pas sur ordinateur. La possession d’un smartphone par au moins une personne (si la consultation se fait en groupe) est donc obligatoire. Ensuite, le téléchargement, ainsi que la compréhension des différents boutons de navigation sur l’application (le like, le partage, le commentaire etc) est une autre étape que l’usager doit connaitre et comprendre.
Le contexte d’usage de Traverse dépend aussi du périmètre de son action. C’est-à-dire, ici, le territoire Franco-Suisse qui définit un contexte d’action à l’usager. Pour utiliser Traverse, qu’il soit en vacances ou habitant du territoire, l’usager doit :

  • Connaitre l’existence de l’application (office de tourisme, page Facebook, site internet, bouche à oreille etc).
  • Désirer y consacrer du temps (au travail, durant ses loisirs ou vacances etc).
  • Savoir ce qu’il peut faire sur Traverse (une balade, un partage, vérifier des informations sur un site patrimonial etc).

Le fait de pouvoir déceler ces éléments, que l’on peut définir comme des enjeux pour l’application, est un point essentiel dans son succès. L’une des contraintes les plus fortes est liée à la difficulté de la rencontre entre l’usager et Traverse. Le projet s’inscrit en effet dans un milieu assez clos : le « champ du patrimoine », et les communications le concernant se font souvent entre institutions, ou sur des réseaux dédiés au patrimoine. Même si l’application est disponible « en ligne », cela ne conduit pas naturellement à une affluence de personnes intéressées.

Les publics cibles

Alors à qui peut s’adresser Traverse ? Si l’application s’engage à répertorier le patrimoine matériel et immatériel Franco-Suisse, elle doit aussi s’adresser aux personnes extérieures (tourisme, personnes de passage etc). C’est là que l’on aperçoit toute la difficulté de concilier les publics sur un même dispositif. Si la géographie met l’accent sur la façon dont les pratiques sociales localisées se construisent, Traverse doit transmettre ce patrimoine au-delà des institutions et/ou communautés qui en sont, ou s’en déclarent, détentrices.

Les quais du Doubs à Besançon. Crédit Hanus, février 2018

L’une des démarches adoptées dans ce travail de recherche était de se tourner vers les personnes ressources du projet Traverse (nommés contributeurs), et de les questionner sur les publics cibles des institutions auxquelles ils sont attachés ; que ces publics soient des visiteurs (musées, sites patrimoniaux), des associés (entreprises, fondations etc), ou encore des personnes engagées (associations, groupements d’intérêts).
Nous considérons ces publics comme des acteurs sociaux, dont le statut prédétermine leurs rapports à une pratique ou à un objet technique (employés, touristes, jeunes, vieux, novices, professionnels du patrimoine etc).

A partir de ces réflexions, nous avons envisagé différentes formes de participation de ces acteurs sociaux, ainsi que la médiation qu’elles induisent. Par exemple pour un musée, la médiation vers l’application peut se faire dès l’accueil à l’entrée, puis différentes cartes postales guideraient l’usager dans le musée.

Square Castan, Besançon (Doubs). Crédit Hanus, février 2018.

Relations avec le public

En ce qui concerne la relation aux deux types de publics les plus récurrents dans les discours des personnes ressources (à savoir les jeunes et les touristes), il est nécessaire de revenir sur plusieurs points.
D’un côté, le discours très institutionnel de Traverse peut d’emblée être rédhibitoire pour le « jeune public » : lorsqu’on analyse la communication et même les cartes postales sur Traverse, le discours semble tourné vers un usager aguerri au patrimoine (médiateurs culturels, responsables de musées, érudits locaux, professionnels du plein-air…). De ce point de vue, Traverse peut être vu comme un objet culturel, et non simplement technique.
Tout en gardant la nature patrimoniale du projet, attirer un public jeune implique à la fois de s’adresser à lui  au moyen d’une médiation adaptée et en lui proposant des pratiques qui lui sont quotidiennes. Nous avons par exemple discuté de la re-publication de photographies sur des cartes postales, en lien avec un patrimoine davantage ancré dans  son vécu (photo de famille etc). Il semblerait aussi que le public jeune soit attiré par des informations plus courtes telles que les horaires, lieux, personnes impliquées lors d’un évènement, etc.

Dans le cas du public touristique, nous avons contextualisé sa présence sur le territoire à partir de deux modèles-types. D’un côté, certains vont rechercher un contenu culturel très dense, de l’autre, comme chez les jeunes, certains vont se satisfaire d’un contenu plus léger, en général des informations sur les endroits qu’ils veulent visiter (horaires, tarifs et expositions en cours). Dans les deux situations, l’intérêt de ces publics à garder l’application durant l’après-voyage ne paraît guère envisageable.
Néanmoins, le cadre institutionnel de l’application pourrait remplacer celui du guide papier, car il invite à une pratique culturelle sur le territoire, et évolue de jour en jour grâce à l’ajout de cartes postales.

Musée de l’horlogerie de Morteau. Crédit Hanus, mars 2018

Conclusion

Pour conclure, il est important de revenir sur la participation des publics dans les publications de Traverse. Selon plusieurs personnes ressources, elle ne peut se faire d’égal à égal avec les contributeurs Traverse, car il est nécessaire d’avoir un contrôle sur le discours de l’application. Toutefois sur ce sujet les avis divergent, puisque certains sont favorables à l’ouverture de l’application pour tous de manière modérée, par exemple en invitant les usagers à envoyer des cartes postales aux contributeurs, qui jouiraient d’un droit de re-éditorialisation.

L’application Traverse participe pleinement des enjeux contemporains liés à la numérisation du patrimoine. Si aujourd’hui la participation n’est ouverte qu’à un public de professionnels et d’érudits, la réussite du projet repose sur la possibilité qu’un geste de création soit néanmoins rendu possible par la technologie, c’est-à-dire que l’usage de l’objet fasse émerger de la nouveauté dans la vie de l’usager.

Borne frontière entre le Valais et la Haute-Savoie, la Suisse et la France, Col de la Balme (Massif du Mont-Blanc). Crédit Hanus, juin 2018

Pour aller plus loin

Madeleine AKRICH, Michel CALLON, Bruno LATOUR, « A quoi tient le succès des innovations ? 1 : L’art de l’intéressement; 2 : Le choix des porte-parole. Gérer et Comprendre », Les Annales des Mines, 1988 :

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00081741/document

 

Pierre MORELLI et al., « Publics et TIC, Confrontations conceptuelles et recherches empiriques », Questions de communication, Série actes 31, 2015.

https://f-origin.hypotheses.org/wp-content/blogs.dir/2462/files/2016/04/communique-publics-et-TIC.pdf

 

AMBLARD Laurence, et al., « L’action collective dans les territoires. Questions structurantes et fronts de recherche », Géographie, économie, société, 2018, n°20, pp. 227-246

https://www.cairn.info/revue-geographie-economie-societe-2018-2-p-227.htm

 

Françoise PAQUIENSÉGUY, « L’usage, intégré par le design ? » Conférence inaugurale du Colloque international de recherche en design organisé par Projekt (EA 7447), Université de Nîmes, Mars 2018.

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01756008/document