Pierre migrant… Petite histoire de la protection des témoins des glaciers quaternaires

« Avec ma gueule de métèque, de juif errant de pâtre grec… »  Georges Moustaki.

 

L’errance c’est le mouvement perpétuel et sans but. Pourtant elle qualifie, avec l’origine commune errare errer, des roches lourdes comme des maisons ou des immeubles, d’une immobilité éprouvée : les blocs erratiques.

Au cours des glaciations du quaternaire, les Alpes ont un petit air de l’Alaska actuelle – pour combien de temps encore ? – et de grands glaciers s’en échappent, creusant les vallées empruntées aujourd’hui par le Rhône, l’Isère ou encore la Durance, jusque dans les plaines. À leur surface ils transportent des blocs désolidarisés des parois qu’ils ont rabotées et tombés au hasard de l’érosion. Ils en parsèment ensuite les plaines au fur et à mesure de leur avancée puis de leur épuisement par la fonte. Les blocs les plus éloignés de leur point de départ délimitent l’extension maximum des glaciers, ils sont donc des témoins irréfutables. Encore faut-il qu’ils ne disparaissent pas avant que la science s’intéresse à eux.

Comment ces morceaux de roche de plusieurs dizaines de mètres cubes auraient-ils bien pu se dissoudre en quelques millénaires ? Certainement pas par les outrages de la météorologie, mais parce qu’ils représentaient autant de gisements de matériau de construction, notamment dans des plaines alluviales dépourvues de carrières.

En 1867, aux balbutiements de la glaciologie et des hypothèses sur l’avancée ancienne des glaciers et leurs fluctuations, le professeur de géologie genevois Alphonse Favre publie un « Appel aux Suisses pour les engager à conserver les blocs erratiques ». Il engage à la suite la réalisation de la « Carte du phénomène erratique et des anciens glaciers du versant nord des Alpes suisses et de la chaîne du Mont-Blanc ».

Alphonse Favre en 1861. Source : http://www.geologie-montblanc.fr/Celebrites.htm

Inspirée également de l’appel de FAVRE, les Lyonnais Albert Falsan, naturaliste érudit, et Ernest Chantre, professeur d’anthropologie, publient en 1879 la « Monographie géologique des anciens glaciers et du terrain erratique de la partie moyenne du bassin du Rhône ». Ils constatent que chaque jour des blocs erratiques disparaissent, enterrés même par centaines dans le Lyonnais et le Beaujolais ! L’Académie des Sciences les charge d’engager les propriétaires des blocs les plus intéressants à les céder à l’État, avec peu de résultats. Ils transmettent ensuite, en novembre 1879, à la commission des monuments historiques un inventaire des blocs erratiques à conserver, dans l’espoir qu’une loi soit votée pour leur conservation, en vain. Parmi eux, il y a des blocs à Scientrier (Pierre Balme de la plaine des Rocailles) en Haute-Savoie, Rancé (Pierre Brune) et Vesancy dans l’Ain.

Carte de localisation des blocs cités dans le texte, de leurs massifs d’origine et de leurs déplacements schématiques. Cartographie Pascal Breitenbach.

Il faut croire que l’idée a cependant fait lentement son chemin, à la vitesse d’un bloc chevauchant la mer de glace… Si le cadre de la loi sur le classement des monuments historiques de 1887 n’a pas fait l’affaire, la loi organisant la protection des sites et monuments naturels de caractère artistique de 1906, incluant le caractère pittoresque, le tout dans le cadre de l’intérêt général, va offrir un cadre accueillant.

Un bloc est classé au Riant-Mont à Vesancy, dans le pays de Gex, en 1909. La commune, comme d’autres alentours, est riche en blocs erratiques. D’après la légende, les géants Samson, posté sur le Riaumont, et Gargantua, sur le mont Mussy de Divonne à 2,5 kilomètres de là, furent vus jouant aux palets et aux boules, se lançant réciproquement des blocs.

Frontispice de l’édition de 1547 de la Plaisante et joyeuse histoire du grand géant Gargantua, de François Rabelais. Source : Coll. Archives Larbor

Ce déplacement par allers-retours inaugure en quelque sorte les migrations pendulaires qui ont pris l’ampleur que l’on sait dans ce territoire frontalier ! La notice de la carte géologique du BRGM n’est pas très explicite sur la glaciation en cause « sans doute… plus ancienne que le Würm » qui fut la dernière.

L’avant-dernière glaciation, le Riss, va environ de -300 000 à -130 000 ans, avec des fluctuations au cours de cet intervalle temporel. Elle donne l’extension maximum du glacier du Rhône qui va jusqu’à Lyon et occupe les Dombes. La Pierre Brune de Rancé, près de Trévoux, est là pour en témoigner. Son intérêt scientifique est élevé et elle est classée depuis 1927.

La Pierre Brune de Rancé (Ain). Fonds Archives départementales de l’Ain

Venu du Valais comme le précédent, ce bloc est à mette au chapître des migrations internationales ! D’après Falsan et Chantre, « la partie est a été exploitée comme une véritable carrière, pour fournir des matériaux de construction aux fermes voisines. » Faut-il voir dans cette incorporation physique au patrimoine une forme d’intégration particulièrement aboutie ?

La Pierre Brune de Rancé de nos jours. Crédit : Pascal Breitenbach

  

Quittons l’Ain pour la Haute-Savoie. La plaine des Rocailles de Reignier et Scientrier, près d’Annemasse, nous fait changer de contexte spatial et temporel. Le faciès urgonien de la roche calcaire trahit son origine proche dans le massif des Bornes à quelques kilomètres.

La Pierre Barmire, Pierre Barmyre (d’après l’IGN) ou Pierre Balme (Falsan et Chantre). Fonds : archives départementales de la Haute Savoie

Le caractère très anguleux des blocs plaide pour un écroulement tombé sur le glacier de l’Arve, puis un transport rapide et confortable qui ne les a pas émoussés. Ce déplacement de faible ampleur, attribué à la glaciation wurmienne qui va environ de -80 000 à -10 000 ans, s’apparente plutôt à une migration intérieure. Les blocs erratiques de la plaine des Rocailles sont classés en 1914.

La Pierre Barmire est aujourd’hui dans un bois, uniquement visible de près. Crédit : Pascal Breitenbach

 

Notre voyage s’achève au pied du massif du Mont-Blanc, à Chamonix. Près des Tines, un « bloc de rocher » est classé en 1935, au titre de la nouvelle loi de 1930 réorganisant la protection des monuments naturels et des sites de caractère artistique, historique, scientifique, légendaire ou pittoresque. Il est situé au débouché de la Mer de Glace dans le fond de la vallée, anciennement glacier des Bois. En plein Petit Âge Glaciaire, qui court du milieu du XVIème siècle au milieu du XIXème, le glacier en crue détruit les hameaux de Bonnenuit et du Châtelard, atteint son maximum en 1644, puis abandonne le bloc en se retirant. Où vont les habitants concernés ? S’établissent-ils à proximité ou sont-ils contraints de partir, migrants climatiques du refroidissement au XVIIème siècle ?

Le Rocher des Tines à Chamonix (Haute Savoie). Photo Pascal Breitenbach

Depuis la fin du Petit Âge Glaciaire, le climat s’est réchauffé d’au moins 1°C, entraînant un recul de 3 kilomètres de la Mer de Glace.

La température des glaciations quaternaires est estimée inférieure à l’actuelle d’environ 5°C. Dans ces conditions une calotte de glace recouvre les Alpes, d’où émergent des pointes rocheuses répondant au joli mot inuit nunatak. La glace avance jusqu’à Lyon à 150 kilomètres à vol d’oiseau des plus proches glaciers actuels du massif du Mont-Blanc.

Voilà quelques blocs dont les intentions de sauvegarde au XIXème siècle par des scientifiques incompris – à quoi bon conserver des cailloux ? – résonne tout particulièrement au XXIème siècle.

Pour aller plus loin :

http://planet-terre.ens-lyon.fr/article/histoire-glaciation.xml

http://www.rdbrmc-travaux.com : les roches erratiques, sites classés patrimoine national.

Le blog d’un amoureux des paysages qui photographie les blocs de la plaine des Rocailles :

http://lesalbumsdejean.canalblog.com/archives/2009/04/20/13454935.html