Lorsque, en plein lac, les vibrations cessèrent, chacun consulta d’un furtif regard le visage de ses voisins. Ce n’était pas vraiment de l’inquiétude ou de la peur, mais plutôt le sentiment d’une suspension, le souffle accroché à l’absence soudaine du rythme régulier et soutenu des pistons de la machine. Tel un battement de cœur, à peine perceptible, cette cadence s’était volatilisée, inexistante, fondue dans le silence de la coque glissant sur sa vitesse lentement décroissante.
De longues minutes accompagnèrent ce mouvement aérien du bateau, comme un objet soudainement arraché à la résistance du frottement de l’eau. Plus aucun bruit sourd, aucun son lancinant, aucune musique mécanique, rien de ce concert de vapeur et de bielles qui ne parvienne à nos oreilles. Plus aucune énergie transmise à pousser dans leur trajectoire ces tonnes d’acier, ces ponts illuminés et ces salons aux décors feutrés.
« La Suisse » s’immobilise bientôt, cernée par les eaux calmes du soir. L’inquiétude fait surface, les visages se baissent et évitent, cette fois, de croiser les regards interrogateurs des autres passagers : la rumeur peut commencer à courir le long des couloirs, entre les boiseries gagnées par les teintes chaudes du soleil déclinant.
Autour de la fosse qui ouvre sur la « machine », figée, quelques curieux impatients osent lancer un œil inquisiteur vers les mécaniciens qui s’affairent. Est-il question de panne? D’improbables ennuis mécaniques? De rupture d’une pièce essentielle au bon fonctionnement de cet engin centenaire à peine restauré?
Soudain, aussi inattendu que lorsqu’il s’est arrêté de battre, le mouvement des bielles s’élance à nouveau, calmement, accompagné de la danse des burettes d’huile des mécanos équilibristes. Point de panne, aucune cassure, aucun disfonctionnement; seule la nécessité de l’entretien régulier et programmé de la machine: il faut graisser les pistons, remettre de l’huile, vérifier l’alimentation et la pression de la machine toutes les deux heures !
Le patrimoine est là. Dans la présence et la conscience d’un tout, équilibré et cohérent. Un patrimoine non seulement considéré comme un objet particulier et reconnu du passé, fût-il une « machine », un bâtiment flottant ou une icône du Lac Léman. Mais un patrimoine d’abord inscrit dans cette interaction indispensable entre un objet, et ceux qui l’habitent et le font vivre.
Sans « habitation » de l’espace patrimonial, sans conscience de la valeur de son usage, le patrimoine est orphelin de son sens et de sa dimension universelle.
Le respect de cette valeur livre ici un double manifeste patrimonial: un objet exceptionnel et un usage magnifié. Conserver un bateau de la Belle Epoque, le restaurer, le faire naviguer et accueillir des passagers, touriste autant que citoyen, voyageur autant qu’arpenteur. Cet acte patrimonial permet de consolider la culture lacustre du Léman. Pour chacun et pour tous. A la fois comme source de sa connaissance et comme expression de sa vitalité.
Poussée à nouveau par le rythme sourd de sa machine, « La Suisse » glisse à nouveau vers la nuit dans la lueur du couchant. L’étrave appuyée sur la surface miroitée du lac incline ses formes courbes, et sa figure semble s’allonger, comme endormie. Les passagers sortent des salons, gravissent l’escalier monumental et déambulent sur le parquet huilé du pont supérieur. Appuyé au bastingage, le regard serein envahi par la fraîcheur du vent qui s’est levé, chacun observe la côte proche qui s’allume, sourire amusé aux lèvres, complice du temps particulier que lui offre la vitesse retrouvée du bateau. La vie du vapeur, cet entre-temps vécu comme un événement fantastique, nous conduit à vivre à nouveau le temps comme multiple, facétieux, étonnant, imprévisible, relatif, jamais semblable, toujours différent. Une occasion rare de se reconnaître à travers cette expérience unique : l’usage du patrimoine construit bel et bien la culture partagée de demain.
Une playlist de vidéos de la CGN:
Pour aller plus loin
Texte repris et modifié de ma préface publiée dans ZUCHUAT, Didier, La Suisse, bateau-salon du Léman, Glénat, 2009, Grenoble.
Lire également
Bertola, Carinne et ZUCHUAT, Didier, L’âge d’or de la navigation à vapeur sur le Léman 1841-1941, Glénat, 2013, Grenoble.
Vidéo du patrimoine nautique du lac :
Le patrimoine du lac – Notre Histoire
Le maire d’Yvoire, sur les rives françaises du Léman, propose de classer au patrimoine de l’UNESCO les vieux vapeurs du Léman. La direction de la CGN a bien conscience de la valeur historique de sa flotte. Mais ce classement n’est pas la meilleure solution pour la protéger.
http://www.rts.ch/archives/tv/information/madame-tv/3437792-nymphes-sur-le-pont.html
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