Modane (Savoie) et Brigue (Valais) : Villes frontières

 

Modane (Savoie) et Brigue (Valais) :

Villes frontières

 

  «Des forts sur les hauteurs des montagnes, des maisons basses, des rues tortueuses, des casernes : c’est Modane, gare frontière où les douaniers français en képi bleu se mêlent aux douaniers italiens  ».  Georges Cain, Le temps, 18 avril 1911.

Modane Gare, 28 octobre 2009. Source : photo Benjamin Vanderlick

La petite ville de Modane en Maurienne (Savoie) est un haut lieu du passage de l’Italie vers la France.  En visitant le Muséobar-musée de la frontière, nous avons (Benjamin Vanderlick, photographe-ethnologue et moi-même) appris que le passage à travers la montagne de populations migrantes ne date pas d’aujourd’hui…

L’entrée du Muséobar, situé en face de la gare de Modane. Fonds Muséobar : http://www.museobar.com/

 

Les déplacements de voisinage associent depuis plusieurs siècles les vallées du Piémont, du Val d’Aoste et les vallées savoyardes, où l’on est coutumier de la mobilité.   L’immigration italienne fut en effet longtemps partie et prolongement de l’émigration des Savoyards en région parisienne, y exerçant saisonnièrement de petits métiers dans le bâtiment, le transport et les services, symbolisés par la figure du ramoneur.

La figure iconique du petit ramoneur savoyard au début du XXe siècle. Source : httpwww.histoire-en-questions.frmetiersramoneurs.html

 

Ce phénomène migratoire ancien prend, dans la seconde moitié du XIXe siècle, sa physionomie moderne de mouvement de masse de populations originaires de la Lombardie, du Veneto et enfin du Mezzogiorno vers la France, la Belgique ou la Suisse, mais aussi vers le Nouveau Monde.

 

Durant cette période, la frontière politique se renforce, affaiblissant l’unité culturelle et linguistique des pays voisins. A quelques détails près (rectifications de 1947), le tracé de la frontière entre la France et l’Italie résulte du traité de Turin de 1860, relatif à la Savoie et à l’arrondissement de Nice.

 

Rectification de la frontière franco-italienne (traité de Paris 10/02/ 1947). Source : http://www.aid97400.lautre.net/spip.php?article552

 

La densité des échanges commerciaux, la forte fréquentation touristique et le grand nombre de passages de migrants, nécessitent une étroite surveillance sur plusieurs centaines de kilomètres de lignes douanières, de Chamonix à Menton.

 

 

Naissance  d’une ville frontière : l’épopée du « Far East »

 

Avec l’inauguration du tunnel ferroviaire du Fréjus en 1871, qui sonne le glas de la prééminence du col du Mont-Cenis, pour le trafic régulier Italie-France, Modane  devient une grande gare internationale que bordent des hôtels, cafés,  et magasins de toute sorte.

Entrée du tunnel ferroviaire du Fréjus, côté italien. Source : http://lemog3d.blogspot.fr/2014/02/suez-lexposition-de-turin-ou-pas.html

Cet effet-frontière se traduit également par une forte présence militaire, disséminée dans différents forts autour de la ville.

Fort du Replaton. Source : http://www.modane.fr/Patrimoines.html

En quelques décennies cette ville subit de profondes transformations toutes axées sur l’économie frontalière, avec l’installation de transitaires en douane, maisons de commerce, banques, agents de change, vétérinaires, fonctionnaires français et italiens du chemin de fer : plus de 800 cheminots. Entre 1860 et 1900, la population, désormais franco-italienne, de Modane fait plus que doubler. Avec la densification des échanges ferroviaires et le développement de l’hydroélectricité, Modane et l’ensemble de la Maurienne vont alors connaître un Age d’Or industriel : papeterie, électrométallurgie, etc.

 

Plusieurs rizeries sont également ouvertes à Modane – la plus célèbre, la Rizerie des Alpes (1929) est en forme de temple antique – qui reçoivent le riz brut italien du Piémont et le traitent avant d’en approvisionner le marché français.

Rizerie des Alpes édifiée en 1929 et classée monument historique en 1987. httpwww.monumentum.francienne-rizerie-des-alpes-pa00118276.html

 

Les trains d’émigrants en partance pour l’Amérique du Nord sont formés au départ de Modane à destination du port du Havre mieux situé que celui de Gènes pour les relations avec les Etats-Unis et le Canada. Nombre de commerçants franco-italiens vivent désormais du passage de ces convois d’Italiens.

Émigrants italiens en gare de Modane. Source : Musée national de l’histoire de l’immigration (http://www.histoire-immigration.fr/expositions-temporaires/frontieres/parcours-de-l-exposition)

 

Nouveaux enjeux autour de la frontière

L’avènement du pouvoir fasciste en Italie puis l’entrée en guerre vont stopper net cet élan. Modane subit alors deux occupations successives : italienne, puis allemande. En 1943, la ville est bombardée par les forces alliées. Enfin, dans sa retraite d’août 1944 vers la frontière d’Italie, l’armée allemande détruit de nombreuses infrastructures industrielles et  villageoises.

 

Durant la période de la Reconstruction, les puissances européennes se livrent à une rude concurrence pour recruter des travailleurs étrangers. L’Italien faisant figure de « migrant désirable » pour les pouvoirs publics et le patronat, la plupart des mouvements migratoires réguliers de l’Italie, non seulement vers la France, mais aussi vers la Belgique convergent par la gare de Modane reconstruite, qui reçoit chaque jour quelque 2500 voyageurs.

 

Brigue (Brig) en Valais : l’autre gare internationale

La gare de Brigue (Valais) au débouché du tunnel du Simplon qui la relie à l’Italie. Source : http://www.notrehistoire.ch/medias/3201, collection A. Salamin.

En Suisse le schéma est à peu près similaire et c’est la gare de Brigue dans le Valais qui joue ce rôle de filtre dans la sélection des « bons candidats à l’émigration ».

 

Des émigrants italiens à la gare de Brig en 1956. (RDB). Source : https://www.swissinfo.ch/fre/-interdit-aux-chiens-et-aux-italiens-/8998380

A l’instar des hirondelles (cette métaphore est également utilisée en France) les travailleurs saisonniers italiens, employés notamment dans les travaux agricoles et forestiers, reviennent généralement au printemps. A leur arrivée sur le quai de la gare de Brigue (Brig), ils sont soumis à un contrôle sanitaire humiliant. En Suisse, leurs conditions de vie dans les années 1960 sont particulièrement difficiles. Ils ne peuvent en effet séjourner que neuf mois en Suisse, avec obligation de retourner dans leur pays les trois mois restants. Ils vivent souvent dans des baraquements précaires, car il leur est interdit de contracter un bail à loyer. Leur statut leur interdit également le regroupement familial.

Au fil du temps, certains d’entre eux vont néanmoins parvenir à s’installer définitivement en Valais. Les Italiens constituent en effet le premier grand groupe d’immigrés dans ce canton, dont ils ont dynamisé la vie économique, sociale et culturelle.

 

Immigrée italienne en gare de Brigue, 1963. Photo Médiathèque Valais – Martigny ; Oswald Ruppen.‎ httpwww.wikivalais.chindex.phpItalianit%C3%A0_en_Valais

A Modane, un centre de contrôle de l’Office National d’Immigration (ONI) accueille les candidats à l’émigration sélectionnés à Milan. Pourtant, à la remorque de l’immigration planifiée par les pouvoirs publics, s’effectue une immigration spontanée.

Le centre de l’Office national de l’immigration, aujourd’hui à l’abandon. Source : Philippe Hanus

La plupart des migrants dits « clandestins » qui empruntent les sentiers de la montagne proviennent du Mezzogiorno. Certains se risquent au passage en pleine tempête de neige vont vivre une tragédie.

Croquis de localisation du lieu d’un accident mortel durant le passage de la frontière dans le secteur de Valfréjus en 1946 par la gendarmerie de Modane. Source : photo Hanus, fonds Archives départementales de la Savoie

D’autres, ignorant tout du milieu alpin, sollicitent les services d’un passeur. Dans le contexte difficile de l’après guerre, certains individus exercent ponctuellement cette activité qui leur apporte un complément de revenu. A Bardonecchia et Modane, les populations des deux versants de la montagne créent ainsi une niche économique grâce au transit en douane et à l’immigration, qu’elle soit régulière ou non : guidage, hébergement et vente d’objets utiles pour la traversée alpine.

En 1993, l’entrée en vigueur de l’accord de Schengen, autorisant la libre circulation des personnes dans l’espace européen, engage un apparent processus de défonctionnalisation de la frontière. Modane perd ainsi deux-mille emplois de douaniers, policiers, transitaires et cheminots, mais aussi dans les commerces et les services et voit sa population chuter.

Carte postale du col du Mont-Cenis (2081 m) . Bien visibles : l’ancien poste de douane et le musée-mémoire de la pyramide. Source : https://www.delcampe.net

De nos jours, de part et d’autre de la frontière franco-italienne on se plaît à cultiver l’exotisme de proximité.  Pendant l’été, la circulation automobile au col du Mont-Cenis prend un aspect processionnaire et des cohortes de visiteurs se pressent pour photographier les vestiges du poste de douane … à proximité duquel transitent clandestinement de nouveaux candidats au passage extra-européens. Ces migrants parvenus à Bardonecchia tentent de rejoindre en automobile les cols frontières les plus proches ou empruntent les lignes régulières d’autobus à destination de Modane. Même si le principal moyen pour franchir la frontière reste le train, quelques uns encore se risquent à franchir la montagne par les sentiers qui mènent au col de la Roue (2543 m).

Col de la Roue à la frontière franco-italienne par où transitèrent et transitent encore nombre de candidats à l’émigration. Source : photo  Benjamin Vanderlick

Ces incessants mouvements de population, avec leurs lots de drames humains, créent un climat particulier dans les rues de Modane où se côtoient dans les mêmes hôtels – le temps d’une trêve –  policiers et migrants, mêlés aux skieurs.

Monument en hommage aux immigrés italiens qui ont participé à la construction de la ville de Genève. Source : Ph Hanus, 2016

Pour aller plus loin

  • Le Muséobar, musée de la frontière : www.museobar.com
  • Italianità en Valais : http://www.wikivalais.ch/index.php/Italianit%C3%A0_en_Valais
  • « La gare de Brigue de 1878 à nos jours », http://www.notrehistoire.ch/medias/3201
  • « Un jour, Simplon a rimé avec corruption » ; http://www.passesimple.ch/

  • http://www.histoire-immigration.fr/agenda/2017-01/ciao-italia
  • http://www.memobase.ch/fr#document/RTS-GE0210630896
  • CHAPPAZ Maurice,  « L’Italie en Valais », Treize Etoiles, 7, 1963, p. 32‎,
  • COTTET-DUMOULN, Emilie, Franchir pour unir, équiper pour rattacher : les premiers chemins de fer en Savoie : intentions, usages, représentations (années 1830-1880), thèse de doctorat en histoire, Université de Grenoble, 2014.
  • BELLET, Jean ; FORRAY, François, Mont Cenis, porte des Alpes,  in L’histoire en Savoie – Revue trimestrielle, numéro spécial, 1986.
  • BURLET, Laurent ; VANDERLICK Benjamin : www.rue89lyon.fr/2015/09/15/modane-lautre-ville-frontiere-pour-les-migrants
  • GUICHONNET, Paul, L’émigration des Savoyards aux XIXe et XXe siècles, Histoire en Savoie, n° 29, Chambéry, Société savoisienne d’histoire et d’archéologie, 2015.
  • HANUS, Philippe, «Migrants et policiers sur la frontière franco-italienne après 1945 »,  in : LIGNEREUX, A, (dir.), Ordre, sécurité et secours en montagne, Grenoble, PUG, 2016, pp. 157-173.
  •  LA BARBA MORENA, « Alvaro Bizzarri : migration, militance et cinéma », Décadrages [En ligne], 14 | 2009, mis en ligne le 10 avril 2010, consulté le 15 mai 2017. URL : http://decadrages.revues.org/334 ; DOI : 10.4000/decadrages.334
  • MILZA , Pierre  (dir.) Les Italiens en France de 1914 à 1940, Rome,  École Française de Rome, 1986,  pp. 45-67.
  •  PIGUET, Etienne, L’immigration en Suisse. Cinquante ans d’entreouverture, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2004.