« Rien à déclarer » Itinérance patrimoniale en pays frontalier

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Jougne (Doubs) vers 1900, ligne d’horizon : la Suisse, avec de gauche à droite : Monts de Baulmes, Suchet.

« Écoute les histoires que les hommes content sur l’an passé.
Elles sonnent d’ailleurs même si c’est ici qu’elles sont arrivées. »
Leonard Cohen

Traverse : l’aventure au coin de la rue

C’est, dit-on, à travers la lecture de romans d’aventures édifiants — peuplés de guerriers comanches et de caravanes de Bédouins — d’almanachs ou de volumineux atlas remplis de noms merveilleux : Cuzco, Zanzibar, Tamanrasset, Samarcande, dispersés aux quatre coins du globe, que seraient nées plus d’une vocation d’explorateur dans l’esprit fiévreux de nos aïeux.

Dans un monde globalisé, où tout semble désormais à portée d’un clic, plus rien ne saurait émouvoir nos contemporains déplorent les esprits chagrins… Pourtant, derrière les apparences de l’uniformisation technologique et l’illusion de la transparence médiatique, le mystère demeure entier. Quand les cohortes de visiteurs font trop de bruit, l’exotisme, le pittoresque ou l’authentique – c’est selon – s’enfuient à tire-d’aile. Et s’ils avaient trouvé refuge sous nos fenêtres ? Après tout, il suffit d’oser jeter un œil curieux par-delà la haie du voisin pour se sentir dépaysé….

Stimulés par de nouvelles « lanternes magiques » (c’est quand même plus joli que « smartphones ») qui peuvent s’avérer émancipatrices, il nous est encore possible de découvrir, à quelques pas d’ici, des recoins de pays empreints de poésie et autres monuments historiques aux mille significations enfouies.

Mon trésor à moi s’appelle Entre-les-Fourgs (Jougne). C’est un lieu de rien du tout, un petit patelin des confins du Doubs où, sur les pas de mon instituteur, j’ai appris à chercher les morilles à la fonte des neiges, puis avec mes copains adolescents, à jouer à « passe-frontière »… alors que le franchissement des postes de douane officiels nous était interdit puisque nous n’étions pas majeurs. C’est ici même qu’est né en moi un certain « esprit de contrebande »… Aussi, lorsque je suis de passage dans la région – par exemple pour une réunion de famille -, je ne peux m’empêcher de lui rendre secrètement visite. Je découvre alors ébahi qu’il est une parcelle d’un vaste pays frontalier et qu’il raconte des histoires extraordinaires de passage, d’alpage, et d’ermitage plus ou moins mythifiées qui résonnent avec d’autres lieux de mémoire de la région : son chalet-restaurant renvoyant à l’imaginaire des armaillis de la Gruyère, ses bornes frontières au contrôle du passage au Fort de l’Écluse (Ain)…

La veillée au chalet du Suchet en 1936. Mise en scène de la vie de l’alpage renvoyant à la figure de l’armailli typique des Préalpes de Fribourg (fonds Deriaz, Baulmes, coll. Robert Horvay, http://www.notrehistoire.ch/medias/56099)

En un clic grâce à Traverse, me voici relié à d’autres sites emblématiques de ce territoire que je vais pouvoir découvrir d’une façon inédite en croisant les représentations d’hier (gravures, cartes postales sépia), avec mes propres clichés qui, sait-on jamais, féconderont à leur tour l’imaginaire d’un autre visiteur….

Allez, je vous emmène sur mes chemins de Traverse.

L’ascension du Suchet : mon coin de frontière

La marche, dérobade au rythme effréné de la vie en société, est aussi une manière d’affûter ses sens et d’aiguiser sa curiosité. Au cours de cette échappée belle hors des contraintes de la vie quotidienne, le marcheur est certes enclin à la contemplation, mais aussi à la lecture dans le paysage environnant des traces du passage des différentes sociétés humaines qui s’y sont succédé. Comme l’ont expérimenté Rousseau, ainsi que de nombreux autres écrivains, philosophes ou anthropologues, la marche favorise en effet une forme active de méditation sur le temps qui passe et questionne notre rapport au monde ; en chemin les souvenirs se mêlant aux expériences sensibles du temps présent.

Mont Suchet vu du Sud-Ouest (Hanus 18-12-2016, 15h45)

Je vous propose ici la relation détaillée d’une de mes randonnées favorites : l’ascension du Suchet, sommet de la haute chaîne du Jura situé en territoire helvétique, mais accessible sans difficulté depuis la France voisine. 28 décembre 2016, temps froid et sec : destination Entre-les-Fourgs, station de villégiature familiale des confins du département du Doubs (1074m). En raison de l’absence de neige – ô combien cruelle en plein cœur de l’hiver ! – je me résigne à gravir à pieds un chemin qui s’écarte progressivement des remontées mécaniques désertées. Aussitôt s’ouvre le paysage typique de la « montagne à vache » (aux beaux jours c’est le royaume de la montbéliarde) : alternance de grandes prairies où affleurent des bans de roches calcaires et de « pré-bois » : mosaïque de pâturages mêlés de bosquets de hêtres et d’épicéas parcourus par le bétail. Ce chemin sinueux me conduit à la ferme de la Piagrette à quelques centaines de mètres de la frontière...

A saute-mouton par-dessus les bornes frontières

Non loin de cette ferme d’estive se devine un murger, ou murgier, tas de cailloux que les paysans amassaient en bordure des champs lors de l’épierrage, alignés fréquemment sous la forme de murets.

Murger à la frontière franco-suisse (Hanus 18-12-16, 15h30)

Des tonnes de petites pierres ont donc été déplacées et amoncelées pour former des kilomètres de murgers et ainsi délimiter les pâtures. Celui que je contemple offre la particularité d’être ponctué à intervalles réguliers de bornes-frontières.

Borne frontière, secteur Bel Coster (Hanus 18-12-2016, 15h30)

Depuis la plus haute Antiquité, on a dressé toutes sortes de bornes, des limites pour partager les propriétés foncières, les parcelles forestières, les seigneuries et les comtés. Au XIXe siècle, de nouvelles entités géopolitiques, les Etats-Nations, ont à leur tour marqué les limites de leurs territoires au moyen de bornes.

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Roche Marquée Borne n° 30, près de Jougne, dite « Roche Marquée », où sont gravés côte à côte la fleur de lys et l’écusson vaudois, avec les inscriptions 30 et 1824 (https://www.geocaching.com/seek/cache_details.aspx?guid=fc008536.)

Celle que je découvre est armoriée et porte la date 1824, qui correspond à la révision générale de l’abornement touchant le parcours total de la frontière entre la France et le Canton de Vaud. Avec l’avènement du fait national, les habitants de ces territoires riverains sont devenus (réciproquement) des étrangers, parfois ennemis au gré d’alliances ou de traités qui les dépassaient.

Pas de « gabelou » (terme populaire pour désigner le douanier) en vue ? Je franchis donc allègrement – avec un plaisir transgressif – la ligne de démarcation entre la France et la Suisse.

Les contrebandiers. Mise en scène à la frontière franco-suisse (L. Michaux, Bellegarde/Valserine, 1910 http://lou.gabel.free.fr/D&CJura.htm)

Au bout de quelques minutes d’errance en terra incognita mon regard est attiré par un panneau jaune sur lequel est écrit en capitales d’imprimerie : « TOURISME PEDESTRE ». Je suis donc bien en Suisse et je peux reprendre ma route en direction du Petit Bel Coster (1277m) sur un chemin semi-carrossable parsemé de quelques « passages canadiens » (dispositif composé de rouleaux de métal reposant sur une fosse qui joue sur la sensation de vide pour dissuader les bêtes de franchir une clôture).

Je maintiens le cap au Nord-Est pour atteindre une plaine à dolines (cônes d’effondrement karstique en terrain calcaire) où se devinent les ruines d’un ancien bâtiment pastoral. A proximité j’aperçois la ferme de La Poyette (1331m) facilement identifiable avec ses deux rangées de «dents de dragon », ou « toblerones ».

Ferme de la Poyette : à contrejour, les « toblerones » font comme l’échine d’un dragon (Hanus 18-12-2016, 15h55)

Toblerones, c’est en effet le nom populaire qu’on a donné – par analogie avec les célèbres triangles de la barre chocolatée – à ce dispositif défensif fait de blocs de béton de forme pyramidale destinés à empêcher le passage d’engins motorisés. Lors de l’édification de cette ligne de fortification antichar au milieu des années 1930, un effort tout particulier fut consacré au secteur de la frontière, c’est pourquoi dans le paysage alentour du Suchet se devinent pas moins de cinq fortins ainsi que diverses constructions secondaires.

Fortin de la Poyette sous l’antécime du Suchet (Hanus 18-12-2016, 16h)

A l’annonce de l’entrée en guerre de l’Allemagne contre la Pologne, on a même improvisé des barricades avec des troncs d’arbre et des rondins, en attendant mieux. On s’est également assuré que les ponts, les viaducs et les tunnels pouvaient être détruits par des explosifs en cas d’invasion.

Les toblerones de la Poyette (Daniel Ribagnac, 6-06-2009, https://www.transpiree.com)

Je reprends le cours de mon ascension en méditant sur ces milliers de mètres cubes de béton ainsi coulés en pleine montagne pour ériger des « dents de dragons »… Je serpente le long d’un petit sentier qui rejoint la ligne de crête pour atteindre la croix ornant l’antécime (1553m). Poursuivant toujours vers le nord-est, je gagne enfin le sommet du Suchet orné d’un signal géodésique (1588m).

Le Suchet vu du Mont d’Or ( Petite Gentiane 25 : http://toutlemondeatabl.canalblog.com/ archives/2010/10/17/19340953.html)

Il permet une vue panoramique sur les Aiguilles de Baulmes et le Chasseron au Nord, le Mont d’Or au Sud, les lacs Léman, de Joux et de Neuchâtel sans oublier sur la ligne d’horizon la chaîne alpine : Valais, Oberland bernois, Massif du Mont-Blanc, etc.

Panorama sur le Mont Blanc, depuis le sommet du Suchet (1588 m) (Hanus, 18-12-2016, 16h45)

Hélas, déjà le jour décline et il me faut songer à rebrousser chemin. Dans le froid mordant du crépuscule, la descente vers la vallée s’effectue au pas de course… Je m’en vais rejoindre la douce chaleur du foyer, comblé par cette excursion au cœur d’un paysage-histoire magnifié par l’hiver.

Carte de localisation secteur Vallorbe-Jougne-Suchet (http://www.myswitzerland.com)

 

Post scriptum : Mémoire, histoire et patrimoine de la frontière

La frontière délimite une enveloppe spatio-temporelle dont l’inscription au sol et la signification fonctionnelle renvoient à un pouvoir territorialisé qui s’impose à travers une série d’instruments et de codes. À travers la matérialisation de la ligne frontière les Éta,ts donnent en effet à voir le contrôle qu’ils exercent sur leur territoire. Pour maîtriser ce « pays frontalier », les agents de plusieurs administrations sont mobilisés, qui doivent nécessairement l’envisager, non seulement comme une parcelle du territoire national, mais aussi comme un élément solidaire du territoire situé de l’autre côté de la ligne de partage politique. Le substrat vivant où s’ancre la frontière dépasse donc largement le cadre géopolitique de son institution et génère ce qu’on pourrait appeler une « culture de frontière».

Nouveaux usages du patrimoine de la frontière… Crédit Laurent Starck

Les images des anciennes bornes-frontières, mais aussi celles du système de défense de la frontière, qui peuvent s’enrichir à l’infini, constituent une formidable archive. En effet avec la mise hors service de toutes les fortifications, les objets disparaissent de plus en plus rapidement et en particulier les ouvrages minés et les barricades sur routes. Les images et autres représentations d’époque sont en quelque sorte les derniers témoins de l’incroyable effort de défense consenti par la Suisse pour assurer la sécurité de son territoire durant la Seconde Guerre mondiale.

Le château de Grandson, le Suchet et les Aiguilles de Baulmes par Auguste Vautier-Dufour (Carte postale ancienne cliché Vautier Dufour collection personnelle DR, collection Yannik Plomb).

Bibliographie :